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Texte intégral

            Lorsqu'on pense au roman stendhalien Le Rouge et le Noir on a la tendance d'associer tout de suite ce roman au nom de son protagoniste, Julien Sorel, devenu une des plus fascinantes figures de la littérature universelle, mais aussi objet de fausses interprétations et jugements superficiels abondant de préjugés. La plus ancienne des controverses de la critique stendhalienne est, semble-t-il, celle de savoir dans quelle mesure Stendhal a voulu se peindre en ce personnage, chose qui nous semble un peu superflue, parce que la question est nettement tranchée d'avance par l'écrivain lui-même: il disait constamment à ses amis que Julien Sorel n'était autre qu'Henri Beyle. Julien Sorel est donc moins un être qu'un paysage, "il est Stendhal luttant avec l'ange sombre de son enfance"[1] , c'est Stendhal qui lutte contre Beyle, c'est Stendhal qui essaie de trouver sa véritable essence humaine, le "Moi libre [qui] habite Cosmopolis et pense en toutes les langues. "[2]

            La base de l'édifice sur lequel repose Le Rouge et le Noir n'est autre que la haine du père. On trouve la clé du roman dans ses premières pages:

            "En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie.[...] il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.
       Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père.[...] Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre.[...]
       Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, ce rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu'il adorait.
       – Descends, animal, que je te parle.
       Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. «Dieu sait ce qu'il va me faire!» - se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
       Il avait des joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père: dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu. "[3]

"autochtonie" /vs/ "envol"

            Dès le début du roman, Julien s'affirme comme appartenant à une autre race que celle de Sorel. Et parce qu'il sait qu'il appartient à une autre race (c'est un savoir viscéral), il va esquisser tout un trajet qui le conduit d'une façon inexorable vers le mort; il s'agit pour lui de mourir pour être ce que l'on est.

            Ce que Julien cherche ce n'est pas à parvenir, c'est à oublier Sorel, pour faire advenir une race nouvelle. Julien, au plus profond de lui-même, a choisi d'effacer Sorel, chose qui explique ses "migrations" socioculturelles, autrement dit, son parcours romanesque: précepteur, amant, séminariste, secrétaire, émissaire politique, lieutenant.

            C'est à cause de la tentative d'initier une race nouvelle que la société le sanctionne – sanction qui est en même temps son salut – par la mort qu'elle lui inflige; la mort le fait devenir ce qu'il doit être; il arrive à traduire ainsi l'imaginaire en termes réels.

            Les "migrations" invoquées vont d'ailleurs s'opposer à l'autochtonie du père. L'usine elle-même (l'espace du père) est un espace fermé, elle représente, en miniature, un univers chtonien fermé.

            "...Julien appartient à un autre règne: on dirait un oiseau parmi les lézards. Individualité ouranienne, il promeut autour de lui un espace ouvert par en haut, ascensionnel. Dans l'usine où s'affairent ses deux aînés ("espèces de géants"), Julien constitue l'anomalie: occupation ouranienne d'un lieu chtonien. Le livre-en-main surdétermine l'image du perchoir: le Haut attire les signes.[...] Sous le regard du père, Julien est un apostat: lire est un parricide. "[4]

            Et parce que Julien renie sa race, il renie tout un ordre social; d'ailleurs, les héros stendhaliens seront définis comme "des asociaux, des marginaux, des êtres "à part", que la société a choisi de rejeter, non pour leurs crimes, mais pour la remise en cause de l'ordre social que leur conduite induit. "[5]

            Entre père et fils il y a une relation agonistique: Sorel père hait Julien parce que celui-ci ne peut être un Sorel, Julien, à son tour, le hait parce que son père ne peut être qu'un Sorel. Il y a tout un monde de possible , de la différence et du désir qu'on lui refuse s'il reste le fils de Sorel.

Le désir ou l'affirmation de la différence

            Dans le roman, Julien apprend à désirer grâce à Mathilde. Le désir fonctionne toujours pour Stendhal comme un critère de distinction entre les hommes de valeur et le vulgaire: aussi rompre la spirale du désir médiatisé est-il un privilège propre aux héros stendhaliens et au beylistes en général. La capacité des héros stendhaliens à désirer selon leurs propres critères explique qu'ils soient perçus par la société comme "révolutionnaires": en restaurant la possibilité d'un choix personnel, ils refusent de s'intégrer dans le système choisi par leurs contemporains et remettent en cause la hiérarchie – artificielle – des valeurs sociales.

            Il y a une scène paradigmatique dans le roman qui nous fait comprendre les nuances de ce que c'est le désir pour Julien:

            "Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. "Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi! plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.

            Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessous de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Les mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

            C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne? "[6]

            Ce texte admet plusieurs niveaux de lecture. A un premier niveau on peut déceler trois idées essentielles:

            I. une idée de solitude héroïque, qui se concrétise surtout dans le syntagme "séparé de tous les hommes".

            II. une idée de mépris des riches: lui, être de race, affirme son mépris des nantis, de tous ceux qui semblant ne s'être "donné que la peine de naître". L'objet concret du mépris est M. de Rênal (anagramme de Raillane!); on assistera donc à une vengeance stendhalienne: Julien (Beyle) comme persécuteur de Rênal (Raillane).

            III. une idée de force de la passion; c'est une "âme de feu" qui emploie, lorsqu'elle parle, le langage de l'énergie, très chargé d'affectivité.

            Si l'on se résume à ce type, à ce niveau de lecture, notre texte ne fait que peindre l'état d'esprit du personnage à un moment donné du roman, mais il y a aussi une dimension symbolique qui pourrait éclairer l'œuvre dans son entier.

            Cette dimension symbolique se développe sur trois coordonnées:

            I. l'ascension: la montée de la montagne est mimétique non pas d'un désir vulgaire, de promotion sociale, notre héros ne veut pas parvenir, mais transgresser les classes, court-circuiter leurs limites.

            II. le paysage symbolique: "l'air pur de ces montagnes élevées" et le silence (qui traduit l'accueil du monde, qui traduit une menace de la part des forces hostiles qui pourraient devenir pour lui des obstacles).

            III. le vol de l'épervier, allusion à Napoléon, comme modèle de Julien Sorel en tant que "professeur" d'énergie.

            Ce texte est paradigmatique pour la création stendhalienne.

            "L'élévation, la hauteur, sont de constantes stendhaliennes liées au bonheur ou à la victoire. Comme Fabrice en haut de la tour Farnèse, Julien accède toujours à la sérénité lorsqu'il se trouve dans une position physiquement dominante. Dans ce texte pourtant, la sérénité et le sentiment de victoire ne sont que très ponctuels. En effet, si le destin que Julien envisage de poursuivre lui demeure obscur, la structure du texte (élévation physique, regard sur les choses matérielles, nouvelle élévation en compagnie de l'épervier), symétrique à celle du roman (élévation sociale et ambition, réussite sociale, sérénité retrouvée dans le lieu symbolique qu'est la prison), renseigne le lecteur sur le destin de Julien. "[7]

Les attentes de Mathilde

            Mathilde est celle qui vient canaliser les désirs du héros, c'est elle qui dit à Julien de périr pour devenir ce qu'il est.

            "En aimant Julien, elle le voue nécessairement à la mort, puisqu'elle pose sa vie réelle comme indigne de ce qu'il vaut. Julien ne pourra donc s'égaler à sa propre valeur qu'à l'instant de sa mort. Vivant, Julien n'est que le signe avant coureur de ce qu'il est à être. Mathilde aime une promesse. "[8]

            D'abord, elle impose à Julien tout un climat psychologique, elle ne sait, et ne peut aimer que dans l'atmosphère du terrible, de la terreur, de la révolution (affirmation qui peut sembler paradoxale, parce que Mathilde est l'aristocrate!).

            " « Il cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d'un feu sombre; il a l'air d'un prince déguisé; son regard a redoublé d'orgueil!» Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira; elle le regardait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme d'honneur d'être condamné à mort. "[9]

            Dans cette perspective, le choix du mot de Danton: LA VÉRITÉ, L'ÂPRE VÉRITÉ n'est pas sans importance: la vérité est Éros, l'âpre vérité est Thanatos, c'est une tension entre la vie et la mort: en aimant Julien, elle le voue nécessairement à la mort, parce que la mort est l'unique moyen pour Julien de devenir ce qu'il se doit d'être.

            Mathilde impose à Julien la conscience d'une limite, elle le force à devenir un héros de tragédie; la révolution elle-même est regardée par Mathilde sous l'angle de la tragédie.

            " «Mon petit Julien, au contraire, n'aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l'appui et du secours dans les autres! il méprise les autres, c'est pour cela que je ne le méprise pas.
       Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.» [...]
       – Prenez bien garde à ce jeune homme, qui a tant d'énergie, s'écria son frère; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
       Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'énergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'imprévu, que la crainte de rester court en présence de l'imprévu ... [...]
       Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. «Je lui dirai le mot de mon frère; je veux voir la réponse qu'il fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
       Ce serait un Danton! Ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé.
       Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d'avance: La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrêter pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas peur d'être de mauvais goût, lui.» "[10]

            Mathilde inaugure une vision tout autre que la naissance; tout destine Julien à jouer le rôle tragique, à répondre à la provocation (n'oublions la haine du père, raison de plus pour Julien de se laisser tuer en tant que Sorel). Le succès de Mathilde s'explique justement par le fait que son idéal rencontre le vouloir de Julien.

Le Rouge et le Noir ou deux extrêmes refusés

            Le reproche qu'on fait le plus souvent à Julien est celui d'hypocrisie:

            "Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite. "[11]

            En réalité, l'hypocrisie n'est jamais pour Julien un vrai visage, il n'a aucune prédisposition réelle pour l'hypocrisie. Il n'y a pour lui qu'une seule postulation réelle, celle qui va dans le sens de l'expression sincère et de la grandeur héroïque. Julien rejette le jeu facile, les évidences, les facilités que supposerait un choix entre le rouge et le noir, entre "ce qui est taché" (le rouge) et "ce qui tache" (le noir).[12]

            "Julien pourrait faire en lui l'unité; soit dans un réalisme du Noir que ne troublerait aucune passion, soit dans un idéalisme du Rouge (dans une chimère), que le monde réel ne dérangerait pas. Or, ce sont précisément ces facilités que son vouloir scrupuleux et intègre refuse. "[13]

            L'hypocrisie, pour Julien, n'est qu'un mouvement de second degré. Julien fait d'abord un effort gigantesque pour prendre en charge "l'esprit du temps", un effort totalisant, dans le sens du savoir et celui de l'action. Au moment où il échoue dans cette tentative (mais seulement à ce moment-là), il aura une autre orientation, ce sera une postulation de second degré: Tartuffe / Don Juan. Au lieu de dominer, d'embrasser son temps, il va le miner en le mimant. À cela se résume l'hypocrisie de Julien: la puissance, au lieu de s'affirmer, dans le registre du rouge comme jouissance pathétique, s'affirmera désormais dans le registre du noir, comme a-pathie, chose qui confère à notre héros une position de repli. Le noir vient donc neutraliser le rouge, le réduire à une infinité d'apparences. Michel Guérin remarque à juste titre que la dissimulation intervient dans le roman à travers quatre modalités essentielles: deux peuvent être considérées comme défensives, les deux autres sont nettement offensives. Dans le premier groupe: esquiver et contrefaire; dans le second: éblouir et séduire. Il s'agit d'abord de préserver son intégrité; ensuite d'affirmer une singularité contagieuse.

            Ce qui rend Julien un personnage fascinant et malheureux, en même temps, c'est une subtile conjonction de sensibilité et de calcul. La substance la plus réelle (et la plus cachée) de Julien est sa pureté (nous avons déjà parlé, d'ailleurs, de l'image du héros vierge), qui se concrétise dans son refus d'être bas ("Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas. ").

            Ce trop de sensibilité empêche Julien de vivre sous son propre regard, alors il se met à vivre dans l'imaginaire de Mathilde.

            "Il faut toute la "folie" de Mathilde pour le transporter au bout de lui-même, d'une traite. La mort seule justifiera la "comédie" en restituant l'unité. "[14]

            Julien lui-même a, d'ailleurs, une conscience très aiguë de la fragmentation de son être:

            "Julien lui-même se dit: «En vérité, l'homme a deux êtres en lui. » "[15] .

            En bas c'est Sorel, sa naissance, dont il n'est point coupable, en haut c'est son front (qui frappe Mathilde), son ambition, sa conscience d'être de race.

            Son nom, d'ailleurs, le range parmi les dieux: Joulos => Jules => Julien. Il a, par son nom, la vocation d'inaugurer une race. Grâce à Mathilde et à la forte volonté de celle-ci ("Macht \ Maht" – la force; "Hild" – le combat), il se réalisera par son fils et s'idéalisera par sa mort (on va revenir à ce problème qui représente le couronnement, l'apothéose – au sens étymologique – de Julien).

            Le héros stendhalien est essentiellement un homo duplex, par tout ce qu'il fait il s'inscrit dans la dualité. Il y a un aspect fondamental de cette dualité: Julien aimera deux femmes: Madame de Rênal et Mathilde. De ces deux femmes, c'est Mme de Rênal qui aime Julien d'une façon authentique, spontanément, tandis que Mathilde, comme nous l'avons déjà dit, aime en " Julien une promesse. En fait, par son nom elle est prédestinée à éprouver tout sentiment (y compris l'amour), comme sentiment de puissance, autrement dit, d'un côté, nous avons, en Mme de Rênal, la puissance du sentiment, de l'autre, en Mathilde, le sentiment de puissance, d'un côté les valeurs du naturel, de l'autre celles du social.

            Si, à un moment donné, Julien préfère Mathilde, c'est à cause d'une fraternité de race entre eux, et, en même temps, c'est à cause de l'équivoque de Mathilde, être primitif et hypercultivé, qui peut sauter aisément les règles du social, en passant directement d'une nature physique à une nature métaphysique.

Se situer dans le langage

            Le problème de Julien est aussi de trouver sa parole. Il est intentionnellement un "muet", il se cache derrière le langage, soit pour préserver l'essence de son être, soit pour faire du langage une action (une stratégie offensive et défensive à la fois). La fin du roman semble s'acheminer vers le silence absolu (après la tentative de Julien de tuer Mme de Rênal, autrement dit, la nature), c'est la silence absolu de l'extrême énergie.

            " [...] Séparé par le crime, et la réprobation, Julien, de lui-même, ajoute la séparation du silence absolu; l'homme radicalement autre est une volonté muette et absolue. Aussi comme il refuse de jouer le jeu de l'accusé, il refuse de jouer le jeu d'une défense, maintenant ou plus tard. "[16]

            Là, nous aboutissons à l'un des points clé du roman, celui de la plaidoirie de Julien, affirmation de la légitimité du désir:

            "Messieurs les jurés,
       L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune.
       Je ne demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend: elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés.
       Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.
       Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés ..."[17]

            Ce credo de Julien affirme la légitimité du désir non pas comme "revendication d'appétits", mais comme puissance civilisatrice: la race nouvelle à laquelle Julien consacre tous ses rêves doit tout d'abord faire table rase des lois de l'ancienne race. Il y a une différence substantielle entre Julien et ceux qui le jugent: eux, ils sont prêts à tuer, lui, il est prêt à mourir.

La prison heureuse

            Le silence de Julien ne restera pas absolu. La prison aidera Julien à retrouver la parole et, avec elle, une sérénité exemplaire. La prison rejoint de cette manière le mythe stendhalien de la délivrance intérieure, de l'accord parfait entre l'homme et sa conscience.

            "... Julien va parler, retrouver la parole, et avec elle l'accord; pour qu'il parvienne enfin à l'état "poétique" où il meurt, qui sans doute n'est pas différent du renoncement du contemplatif, et qui est le vrai silence, le silence au-delà de la parole et non en deçà, il faut qu'il ait parlé, aux hommes pour les défier, à lui même pour y voir clair, à Mme de Rênal pour trouver enfin une relation parfaite de transparence. Il ne peut se taire qu'après s'être livré, être passé aux aveux grâce à une sorte de libération de sa parole. Le silence doit dépasser, contenir ce qu'on a dit, et non s'installer avant la parole. "[18]

            Stendhal, avec son art parfait, en très peu de mots, nous communique cet état poétique atteint par son héros:

            "Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie. "[19]

La mort comme anoblissement

            Pour tuer Sorel, pour devenir un moi véritable, Julien doit mourir violemment: il sera guillotiné.

            La scène finale, qui consacre le destin exceptionnel de Julien, sert en même temps d'apothéose, de célébration.

            "Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là était enveloppé ce qui restait de Julien.
       Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.
       Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front ...
       Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi. Un grand nombre des prêtres escortaient la bière et, à l'insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur les genoux la tête de l'homme qu'elle avait tant aimé.
       Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d'une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d'un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l'avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie.
       Mathilde parut au milieu d'eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.
       Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.
       Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie. "[20]

            Ce texte nous fait penser à une cérémonie tragique. Il y a en fait trois formes de la cérémonie dont la véritable officiante est Mathilde: "baptême" (elle prend la tête de Julien et la baise au front; ses gestes sont ceux d'un prêtre), "mariage" (symbolique) et enterrement à la fois: "Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi. "[21] Cette fin nous met en présence de "l'idéalisation" de Julien par la mort, après sa "réalisation" par son fils. Avec cette fin nous sommes dans l'hermétisme. Notre analyse du roman commençait par une question: "Comment ne pas être Sorel?" À la fin du roman nous en avons la réponse: c'est par l'engendrement d'une race de Fils (car Julien aura un fils!), qui passe par l'agonie de Julien "Sorel". Dans cette perspective, Le Rouge et le Noir n'est plus un roman, mais une sociogonie.



[1] J. P. Weber, Stendhal. Les structures thématiques de l'oeuvre et du destin, Paris, S.E.D.E.S., 1969, p. 345
[2] Paul Valéry, Variété II, Paris, Collection Idées, Gallimard, 1978, p. 208
[3] Stendhal, Le Rouge et le Noir, Éditions Baudelaire, Paris, 1965, pp. 43-44
[4] Michel Guérin, La politique de Stendhal. "Les brigands et le bottier", P.U.F., collection "La politique éclatée", 1982, p. 42
[5] Clément Egger, Stendhal - biographie, étude de l'oeuvre, Paris, Gallimard, 1983, p. 74
[6] Stendhal, Op.cit., p. 96-97
[7] Clément Egger, Op. cit., p. 92
[8] Michel Guérin, Op. cit., p. 22
[9] Stendhal, Op.cit., p. 359.
[10] Ibidem, p. 385
[11] Ibid., p. 384
[12] Une analyse intéressante du titre se trouve chez J. P. Weber in Op. cit. (chap. Le Rouge et le Noir)
[13] Michel Guérin, Op. cit., p. 26
[14] Idem, p. 44
[15] Stendhal, Op.cit., p. 42
[16] Michel Crouzet, Stendhal et le langage, Paris, Gallimard, 1981, p. 199
[17] Stendhal, Op.cit., p. 577
[18] Michel Crouzet, Op. cit., p. 200
[19] Stendhal, Op.cit., p. 607
[20] Ibidem, p. 608-609.
[21] Une excellente analyse de cette scène se trouve chez Michel Guérin, Op.cit., chap. Le tombeau de Julien

Introduse de Lidia Cotea:

  • À la lisière de l’absence. L’imaginaire du corps chez Jean-Philippe Toussaint, Marie Redonnet et Éric Chevillard
  • Les héros stendhaliens. Un monde d’êtres ineffables
  • Le Rouge et le Noir ou comment ne pas être Sorel
  • Entre minimalisme et quête identitaire. Le corps dans l'oeuvre de Marie Redonnet
  • Corps à corps avec la réalité. Le corps dans l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint
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    Lidia Cotea: Le Rouge et le Noir ou comment ne pas être Sorel
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