Préface
Silvia PANDELESCU, maître de conférences,
Faculté des langues et littératures étrangères,
Université de Bucarest
La force et la grandeur du roman résident, on l’a déjà dit, dans sa capacité de renouvellement pratiquement inépuisable, le domaine qu’il se donne étant prodigieusement étendu, aussi étendu que la vie même. La diversité des expériences romanesques qu’on entreprend souvent avec la plus grande liberté d’ordre thématique et formel en est une preuve convaincante. Et pourtant on a parlé de crise, mot auquel Michel Raimond a accordé, en 1966, comme on le sait, le privilège d’un titre (La Crise du roman des lendemains du naturalisme aux années vingt), des campagnes ont été déclenchées contre cet art majeur, le plus goûté, sous sa forme traditionnelle, par le grand public, surtout aux années vingt (André Breton) et après 1950, lorsque les Nouveaux Romanciers ont animé une véritable effervescence théorique dans le but de repenser son statut. Malgré ces remises en cause, le roman, genre simple, malléable, ouvert, par sa nature, aux autres langages esthétiques, comme à toutes les formes de manifestation de l’esprit humain permettant les expériences les plus diverses et les plus audacieuses (ce qui se reflète, d’ailleurs, dans la riche typologie qu’il présente aujourd’hui) n’a connu aucune éclipse, aucun moment d’arrêt dans son évolution vers de nouvelles découvertes, pour offrir, périodiquement, des visages inédits dans des œuvres créées par des écrivains doués de force créatrice. Marie Redonnet en est un des plus originaux, des plus aptes à exprimer (vu la structure de son imaginaire et le type de sensibilité qui lui est propre) cette illusion de vie – constante du genre romanesque et aspiration primordiale des créateurs de formes d’art et de littérature de tous les temps et de tous les lieux –, qui palpite dans ses romans étonnamment vibrants, grâce aux détails directs, frappants, à la spontanéité et la franchise de son écriture. De pareilles œuvres qu’il est difficile de classer, qui regorgent de significations, de symboles, certains ambigus, de sous-entendus qui exigent un décryptage attentif et nuancé et dans lesquelles ce qui est caché, tu, est plus important que ce qui est montré, dit, suscitent toujours l’intérêt des chercheurs, séduits autant par l’univers allusif que par les jeux de l’écriture qu’elles recèlent.
C’est pourquoi on ne peut que louer l’entreprise de Lidia Cotea, qui a soumis à une lecture fine et pénétrante un univers romanesque et un système narratif qui ne se laissent pas facilement pénétrer, dans lequel elle a trouvé un champ d’enquête particulièrement fécond. Cette œuvre d’accès difficile explique, en partie, le fait que Marie Redonnet n’a pas été étudiée jusqu’à présent, comme ses confrères de la première heure du Nouveau Roman, publiés, eux aussi, par les Editions de Minuit.
Le triptyque formé par Splendid Hôtel, Forever Valley et Rose Mélie Rose se prête, autant par le fond que par la forme – qui préoccupent en égale mesure Lidia Cotea –, à une pluralité d’angles d’approche, qu’un chercheur formé, qui a su assimiler les diverses méthodes d’analyse textuelle dont on dispose à présent, avec esprit critique et discernement, afin de maintenir l’équilibre entre la pratique externe du texte et l’étude du fonctionnement de celui-ci, réussit à manier, en divers dosages toujours convenables et adaptés aux modulations de la réalité textuelle prise en considération, avec les meilleurs résultats, tout en évitant l’écueil de l’aridité qui menace l’étude de ce genre. Il est évident que dans ce volume, dont le titre, Entre minimalisme et quête identitaire. L’imaginaire du corps dans l’œuvre de Marie Redonnet circonscrit clairement les objectifs de Lidia Cotea, les techniques d’analyse utilisées associent leurs moyens pour conduire l’auteur vers les sens majeurs d’une œuvre riche et dense. Les suggestions proposées par l’anthropologie, la poétique et la poïétique, la critique thématique et la sociocritique, la psychocritique (sans laquelle on ne saurait saisir la forte dimension psychologique des romans de Marie Redonnet, cette prise directe sur la vie psychique propre à son système narratif) ont permis à Lidia Cotea de soumettre ce triptyque à des éclairages multiples, afin de faire ressortir ce qu’il y a de caché derrière les apparences (car on est bien loin de la description des surfaces de Robbe-Grillet), l’un des traits caractéristiques de l’art narratif redonnien, tel qu’il apparaît dans ces trois romans, dans lesquels Marie Redonnet a mis beaucoup de son âme, de ses idées, de ses hantises et traumatismes.
De là le caractère pluridimensionnel du type de recherche pratiqué, dans ce volume, par Lidia Cotea, qui a vu dans ce triptyque un réservoir d’indices pour comprendre la personnalité de Marie Redonnet, la place qu’elle occupe dans le vaste mouvement de métamorphose du roman contemporain, démontrant que cette représentante de marque du roman d’aujourd’hui a œuvré dans le sens de l’enrichissement du registre thématique et des modalités expressives. Marie Redonnet ne vise pas à étonner par le recours à des démarches expérimentales frappantes sur le plan de la construction de l’intrigue, du personnage, des coordonnées spatio-temporelles ou du style, mais bien à conduire ses lecteurs d’une réalité apparente à ces réalités profondes, bien enfouies dans les tréfonds de l’âme féminine, dont elle déchiffre si bien les mystères, les pulsions sexuelles et le désir impérieux d’affirmer une identité propre, telle qu’elle est. De là cette insistance sur les rites du corps, l’exacerbation de celui-ci et surtout l’insistance sur cette quête identitaire qui n’est pas sans rapport avec les deux fléaux qui menacent l’être humain dans le monde contemporain, la dépersonnalisation et l’incommunicabilité, ressenties toujours d’une manière aiguë par une femme hypersensible comme Marie Redonnet et exprimées parfois d’une manière choquante, justement pour attirer l’attention sur ce qui porte atteinte à la personnalité humaine et peut-être aussi pour secouer le lecteur paresseux ou blasé, qui ne voit pas derrière un geste, un motif (comme celui de la tache, par exemple), une action, une attitude, sa valeur symbolique. D’autre part, cette recherche d’une identité propre à laquelle aspirent les héroïnes qui évoluent dans le triptyque, identité qui semble se diluer parfois dans la masse uniforme, a de quoi stimuler la sensibilité de ceux qui en ont une, qui se retrouvent, ne fût-ce que partiellement, dans les personnages féminins ou masculins de ces trois romans.
Habitée par cette exigence de qualité qui caractérise son style de travail, Lidia Cotea s’est longuement préparée avant d’entreprendre son étude matérialisée dans ce volume, en élaborant une bonne partie de sa thèse de doctorat consacrée à l’imaginaire du corps dans l’œuvre des écrivains de Minuit, années ’80-’90, ce qui lui a permis d’être au courant de tout ce qui a été publié ou dit sur la corporéité, qui se trouve à présent au centre de l’intérêt des spécialistes, afin de pouvoir ouvrir des pistes nouvelles d’investigation, pour accéder à ce qui n’a pas encore été découvert, dans le but d’enrichir la théorie et la pratique du texte redonnien. Toute cette formation préalable explique le fait que rien n’échappe à son œil vigilant, depuis les éléments biographiques, sans lesquels on ne saurait expliquer certains motifs et images récurrents (d’où cette mise en valeur de tout ce qui forme le pré-texte ou l’avant-texte des trois romans de Marie Redonnet), la signification des titres, qui ne sont jamais choisis au hasard par un écrivain, la structure des trois unités textuelles représentées par chacun d’entre eux, avec leurs incipit, clausule et clôture, la construction du personnage romanesque féminin et masculin, avec leur degré de complexité, leurs gestes et attitudes, passives ou actives, leurs noms, les analogies entre ces noms, entre ces noms et l’espace, leur statut social et leur évolution, dans le temps et l’espace, vers une épaisseur ontologique évidente, examinée à fond, jusqu’à ce réseau intertextuel radiographié dans divers contextes, chacun ayant son rôle et sa portée, et, enfin, jusqu’aux jeux de mots emblématiques de l’écriture minimaliste, type d’écriture bien défini d’ailleurs dès l’introduction. La passion pour la recherche qui caractérise la formation intellectuelle de Lidia Cotea, axée sur une ample réflexion d’ordre critique, est évidente dans tous les chapitres et les sous-chapitres de cette étude. Textes cités, analyses, commentaires, rapprochements entre divers auteurs et diverses œuvres ou entre les personnages se complètent, se superposent de manière à mettre à jour un montage textuel unique en son genre et particulièrement efficace.
Résultat d’une investigation systématique, le volume Entre minimalisme et quête identitaire. L’imaginaire du corps dans l’œuvre de Marie Redonnet, dans lequel l’érudition des informations trouve un complément dans la finesse des analyses, représente l’exégèse redonienne la plus complète qui ait paru jusqu’à présent, un instrument de travail indispensable à tous ceux qui se consacrent à l’étude des mentalités et des formes littéraires qui apportent un point de vue nouveau sur l’être humain, sur les signes du corps, sur la quête d’une identité qu’il est de plus en plus difficile, de nos jours, de protéger, et encore plus difficile de manifester.
Silvia PANDELESCU
juin 2005