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Préface

Silvia PANDELESCU, maître de conférences,
Faculté des langues et littératures étrangères,
Université de Bucarest

            Après avoir fait paraître un livre sur Marie Redonnet, l’une des voix les plus originales du roman d’aujourd’hui, qui, comme un champ énorme, permet à l’imagination des écrivains de se manifester sous les formes les plus diverses, Lidia Cotea a continué, avec le même esprit méthodique, ses recherches sur l’imaginaire du corps, tel qu’il se dessine dans l’œuvre d’un autre écrivain publié par les Éditons de Minuit, Jean-Philippe Toussaint, esprit indépendant et non-conformiste. Cet auteur s’adresse beaucoup à la sensibilité et à l’intuition du lecteur, exigeant de la part de celui-ci un rôle actif dans la construction du sens de ses romans, en vue de saisir ce qu’il y a de profond dans son interrogation sur l’être humain, confronté non seulement avec un monde hostile, mais aussi avec ses propres hantises, autant de sources de tension qui trahissent la lassitude, le repli sur soi, l’indifférence à l’égard de l’autre, le rejet du social, la tendance de fuir et de se fuir par un système de communication particulièrement évocateur et d’un grand rendement stylistique: le langage du corps, destiné à suppléer la parole, considérée insuffisante à exprimer des états d’âme souvent troubles et contradictoires. D’où la complexité des réactions révélées par les messages du corps d’un personnage que l’auteur désigne par le nom de Monsieur, personnage reparaissant, qui circule à divers âges dans la création toussaintienne, pour offrir des facettes inédites de sa vie intérieure, qu’un lecteur ne disposant pas d’une préparation préalable pourrait considérer incompréhensibles, absurdes et même choquantes. Mais tous ces messages acquièrent des sens insoupçonnés sous la plume d’un analyste capable de déchiffrer ces signes, souvent contradictoires, émis par le corps de Monsieur, afin de démontrer à quel point la méditation sur l’homme, sa place dans le monde, ses nouveaux rapports avec l’autre s’enrichissent et s’approfondissent avec chacun des romans de Jean-Philippe Toussaint.

            L’auteur a connu le succès dès la parution, en 1985, de son premier roman, La salle de bain, suivi, jusqu’en 2005, par d’autres romans (portant des titres incitants, sur lesquels Lidia Cotea se penche avec toute l’attention qu’ils méritent pour en extraire leur portée), qui rendent, tous, fort délicate la tâche des chercheurs désireux de surprendre la spécificité de son écriture, qui se déploie en toute liberté au gré des arabesques de son inspiration, tant au niveau des thèmes qu’à celui des moyens expressifs. Remarque valable d’ailleurs aussi pour les autres écrivains minuitistes, et il suffit de rappeler l’impression forte produite sur l’opinion publique par l’entrée sur la scène littéraire, vers les années cinquante, de ceux qu’on a appelés Nouveaux Romanciers, unis par des idéaux esthétiques communs dans leur désir de faire table rase de l’héritage romanesque dépassé et d’imposer un nouveau type d’écriture, radicalement opposée à la formule du roman traditionnel, et pourtant différents du point de vue de la pratique romanesque.

            Armée d’un modèle théorique rigoureux, qui n’a pourtant rien de rigide, de pédant pour étouffer la richesse de la substance verbale prise en considération et examinée à la loupe, on peut dire, avec un sens aigu du détail, modèle assimilé en profondeur grâce à une étude approfondie des ouvrages de base consacrés à la corporéité, dus à Edward Hall, Abraham Moles, David Le Breton et à d’autres spécialistes engagés dans cette zone de recherche particulièrement vaste et fertile, Lidia Cotea a su trouver un type d’approche qui lui a ouvert la voie qui mène au cœur de la création toussaintienne. Ce qu’elle n’avait pas réussi à faire sans identifier un réseau d’éléments qui circonscrivent parfaitement l’univers du corps, ainsi que les diverses relations qui s’établissent entre le personnage et son propre corps, avec le partenaire de vie dans le cadre du couple et avec ceux qui gravitent autour de lui.

            De cette parfaite adéquation de la grille d’analyse à la réalité textuelle étudiée découle une justesse de ton, une fidélité à l’esprit de l’auteur, le souci de références nombreuses, destinées à établir des rapprochements inédits avec d’autres écrivains (avec Proust, par exemple, Lidia Cotea ouvrant, par là, une nouvelle direction de recherche passionnante), à nuancer et même à enrichir, par un point de vue personnel, les jugements sur Toussaint par divers critiques, preuve de maturité scientifique qui fait la valeur de cette recherche sur un écrivain dont l’œuvre pose de gros problèmes d’interprétation.

            L’auteur de ce livre projette, ainsi, un nouvel éclairage sur l’auteur et la diversité des messages transmis par le corps, sur l’ambiguïté de certains d’entre eux, formant, dans leur ensemble, un langage qui a ses propres lois de manifestation, représentant un système de signes, non-conventionnel, qui facilite pourtant la communication, sinon entre les personnages, du moins entre le personnage et le lecteur averti, qui comprend ce qui n’est pas dit de vive voix pour se communiquer par de gestes et des mouvements qu’il faut décrypter.

            Ce langage de facture très spéciale n’apparaît pas pour la première fois chez Toussaint. Les écrivains de tous les temps l’ont exploité pour mieux caractériser leurs personnages et éclairer leur vie intérieure, ce qui a été d’une grande efficacité surtout dans la construction du dialogue. Mais ce type de langage apparaît dans le roman traditionnel comme un complément important des messages verbaux transmis par les personnages qui y évoluent, faisant ressortir des états d’âme, des sentiments, des pensées éprouvés d’une manière nuancée par eux. Pour Toussaint, le langage du corps a une fonction toute différente, devenant un substitut de la parole; par conséquent, ce qu’on pourrait qualifier d’activité extra-verbale passe au premier plan comme pour suggérer que la langue courante ne serait pas suffisante pour manifester les particularités des options et des refus d’un personnage de facture très spéciale lui aussi, être sans contour, ni nom, ni caractère, qui rend visible, autrement que par sa voix, ce qu’il ressent.

            La véritable stratégie du regard adoptée par Monsieur, les yeux baissés, signe d’une esquive, d’une dissimulation, d’une immersion dans son corps, ou fermés, marquant un refus plus ou moins catégorique, d’un contact humain proposé, ce qui n’exclut point un besoin d’affectivité qui se passe de mots et les remplace par des caresses et un contact physique rassurant, ont la faculté de dévoiler avec un maximum de force expressive, mise en valeur par Lidia Cotea, qui fait des incursions poussées dans le laboratoire de la création de Toussaint, les nuances les plus infimes des sentiments contradictoires de ce personnage, hanté aussi par la tyrannie du Temps, responsable du vieillissement et de la dégradation du corps, qui traverse des moments de crise existentielle et de trouble aigus.

            Les diverses hypostases du regard trasmettent avec beaucoup de fidélité ce qui se passe dans le labyrinthe des émotions de Monsieur. On est bien loin des situations optiques exceptionnelles, qui font le charme et la valeur des romans écrits par des auteurs entrés depuis longtemps dans le patrimoine de la culture universelle, tels Madame de La Fayette, Stendhal, Flaubert ou Roger Martin du Gard, pour ne citer que quelques noms. On est loin, bien loin, aussi de l’univers baudelairien. Et pourtant, les échappatoires du personnage de Toussaint ne sont pas sans rappeler celles du poète rongé lui aussi par le mal de vivre et ses propres démons intérieurs. Lorsque Monsieur se laisse entraîner par la fluidité de la foule, son corps devenant ce que Lidia Cotea appelle corps-réceptacle, corps-partenaire, on ne saurait s’empêcher de penser aux expériences de ce genre de Baudelaire, qui cherche une première échappatoire dans la fréquentation de ses semblables, démarche par laquelle s’affirme une hypostase de la fameuse bipolarité baudelairienne qui oppose la concentration, le repli sur soi, le désir de solitude à la vaporisation, au désir d’amplification spatiale, aux vertiges de la vie redécouverte dans un contact multiplié avec la foule, « du moi avec le non-moi», dans le milieu artificiel que représente la grande agglomération urbaine – de là le désir « d’épouser la foule» dont il parle[1]:

            « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immese jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir[2]

            Ces derniers mots renferment un point de vue sur la langue qui annonce, de loin, les principes qui se trouvent à la base de la création toussaintienne.

            D’autre part, la vision tout intérieure du poète, le refus de la vue normale qui forme la substance du poème Parfum exotique (XXII) peut être mise, elle aussi, en rapport avec la démarche similaire de Monsieur.


« Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone;» [3]

            À remarquer le refus catégorique de la vue normale, puisque les deux yeux sont fermés et remplacés par une vue intérieure permettant un voyage sans bouger, grâce aux vertus de l’odorat, qui déclenche une rêverie portant loin le poète, dans un monde de la liberté totale, exotique, espace auquel aspire aussi Toussaint.

            Si la création baudelairienne jaillit d’une bipolarité que les spécialistes ne cessent de commenter, celle de Toussaint présente elle aussi des couples d’oppositions qui se trouvent dans un rapport dialectique établi avec finesse par Lidia Cotea: corps vécu /vs./ corps représenté; yeux fermés /vs./ yeux baissés; yeux fermés /vs./ yeux ouverts; corps des élites /vs./ corps populaire, etc. Les considérations et les analyses des stratégies d’évitement, la magie du sensorium commune (abordée pour la première fois), sur les catégories du Temps et de l’Espace, sur le corps réifié et le corps inexpressif, sur la communication sur le mode filtré, les incursions dans un imaginaire dans lequel n’est pas exclue une part de mystère qui fait l’épaisseur du personnage toussaintien (ce qui a obligé Lidia Cotea de s’avancer avec courage sur le terrain de la poétique, de la psychologie, de l’anthropologie, de la narratologie et de la stylistique), entraînent le lecteur dans la création si originale de Jean-Philippe Toussaint, lui offrant un guide sans lequel bien des aspects de celle-ci resteraient dans l’ombre la plus épaisse.



[1] Dans son ample article de critique artistique Le Peintre de la vie moderne, III, L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant.
[2] C’est nous qui soulignons.
[3]C’est nous qui soulignons.



Silvia PANDELESCU
2007

Introduse de Lidia Cotea:

  • À la lisière de l’absence. L’imaginaire du corps chez Jean-Philippe Toussaint, Marie Redonnet et Éric Chevillard
  • Les héros stendhaliens. Un monde d’êtres ineffables
  • Le Rouge et le Noir ou comment ne pas être Sorel
  • Entre minimalisme et quête identitaire. Le corps dans l'oeuvre de Marie Redonnet
  • Corps à corps avec la réalité. Le corps dans l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint
  • Éléments pour une lecture anthropologique de la corporéité
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    Lidia Cotea: Corps à corps avec la réalité. Le corps dans l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint
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