Texte intégral
L'utopie est un genre qui semble avoir fasciné auteurs, philosophes et penseurs depuis l'époque ancienne jusqu'aux temps modernes et même surmodernes. L'extrême abondance d'oeuvres utopiques et des critiques portant sur celles-ci est décourageante pour toute tentative de recreuser ce thème et d'entreprendre une nouvelle analyse. Si déjà à l'époque de La Bruyère tout était dit et l'on venait trop tard, comment vouloir rattraper ce retard de quatre siècles et oser rouvrir un sujet tellement exploré? Une réponse de nature purement subjective dirait qu'il y a des idées qui ne meurent jamais, qui continuent, avec la même ardeur, à naître dans la tête des gens à travers l'histoire. Une autre hypothèse, plus objective cette fois-ci, serait que ce sujet ouvert, inépuisé et peut-être inépuisable, n'a qu'à gagner et s'enrichir à la suite de chaque réflexion qui le concerne. Finalement parce que, fatigué de ce monde, l'homme ne renonce pas à chercher des espaces d'évasion, des endroits autres où il puisse (re)construire son monde et y redéfinir sa place.
De toutes les questions que soulève la pensée sur l'utopie, il y en a deux qui se rattachent peut-être le plus à son essence, notamment si l'utopie est un modèle et si oui de savoir s'il s'agit d'un modèle souhaitable.
Pour pouvoir cheminer à l'aise parmi les utopies il faut un guide, ou au moins un fil à suivre. C'est pourquoi, je commencerai tout d'abord par l'inventaire des définitions les plus saillantes de l'utopie, celles que toute histoire des idées ne saurait éviter. Ensuite, je me lancerai à la recherche d'un paradigme propre, qui saisit la variété des écrits utopiques dans un modèle schématique. Le pas suivant serait de mettre en évidence quelques-unes des plus importantes caractéristiques du paradigme utopique et de leur ajouter les contradictions les plus incontournables de ce modèle. Le dernier point serait de conclure sur le statut du modèle utopique et de voir si finalement c'est un modèle souhaitable.
Brève radiographie de l'utopie: étymologie, définition, délimitation des autres genres
Il ne s'agit donc pas de raconter l'histoire des idées par l'histoire des mots, mais seulement de mettre en lumière l'apport de cette dernière à l'histoire de la pensée [...] [1]
Emile Benveniste, le célèbre linguiste, considère que l'histoire de la pensée et les principaux acquis de la culture occidentale se reflètent dans la création et l'emploi de quelques dizaines de mots essentiels [2] . Dans ce mécanisme, caractéristique de la pensée moderne, de production de mots à valeur abstraite, conceptuelle, l'utopie trouve sa place spécifique. Il faut donc rappeler que ce terme a été inventé [3] par Thomas More, ce fondateur des illusions modernes [4] , comme l'appelle Cioran, qu'il est formé du préfixe privatif ou- et du nom topos (qui en grec signifie endroit), les deux ensemble donnant endroit de nulle part. Pourtant, il y a une autre étymologie à prendre en compte, issue d'une confusion entre la graphie ou ou eu (la prononciation anglaise des deux préfixes étant la même), selon laquelle l'utopie serait une eu-topie, c'est-à-dire un pays heureux. Ce qu'il résulte de ces deux versions (qui se partagent l'idée d'espace) est que l'utopie est un endroit inexistant, source du bonheur absolu, donc, pour reformuler, que l'endroit parfait n'existe pas. Selon Sorin Antohi, il y a deux conséquences qui succèdent la parution de l'ouvrage de More, en 1516, d'un côté la transformation du nom propre utopie en nom commun, qui marque le détachement de celui-ci de l'oeuvre de More et son entrée dans la pensée universelle (il faut préciser que ce passage a été lent puisque, vers 1532, Rabelais employait encore le mot utopie en désignant le pays imaginaire décrit par Morus[5] ) et d'un autre côté l'élargissement substantiel de son contenu sémantique, la polysémie ayant comme effet principal la perte de la précision, l'ambigïté plus accentuée du terme[6] . Bref, à partir du changement de catégorie linguistique, du nom propre utopie en nom commun et de la diffusion du texte de More (favorisé par le développement presque concomitant de l'imprimerie et la multiplication des traductions) apparaissent les difficultés concernant sa signification.
En parlant des écrits utopiques, Louis Marin montre que ceux-ci sont des textes qu'il est bien difficile de classer et qui semblent échapper à une typologie des genres que, cependant, ils présupposent[7] . L'inventaire des définitions de l'utopie et le tri de la meilleure conception sont difficiles à réaliser compte tenu de la diversité des visions et de la valeur en soi de chacune de celles-ci. Dans ce sens, S. Antohi a rasion lorsqu'il affirme que l'impasse des études sur l'utopie n'est pas liée à l'absence des définitions, mais à leur présence excessive[8] . Une autre difficulté qui découle de la définition de celle-ci, les deux devrant être traitées ensemble, concerne la délimitation des écrits utopiques par rapport aux autres genres et domaines. Est-ce que la République de Platon a un même statut, du point de vue utopique, que Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, de Cyrano de Bergerac? Ou bien est-ce que des catégories culturelles telles que le Paradis ou le mythe de l'âge d'or sont aussi des utopies?
Saisissant cette impasse liée à la classification des textes utopiques, les différents penseurs et théoriciens ont trouvé comme solution d'opérer une distinction entre l'aspect philosophiquement utopique, d'un côté, qui s'insinue dans certains ouvrages, sans que ceux-ci soient des utopies d'un bout à l'autre et l'aspect plus descriptif, plus littéraire qui en caractérise d'autres. C'est pourquoi, il y a une dichotomie qui s'impose entre ce qui a été appelé par Alexandre Cioranescu utopisme et utopie[9] . Dans la même direction, Raymond Ruyer parle du mode utopique et du genre utopique, qu'il définit de la manière suivante: Le mode utopique est la faculté d'imaginer, de modifier le réel par l'hypothèse, de créer un ordre différent du réel, parallèle à la réalité des faits. En d'autres termes, il consiste à modifier une axiomatique, donc, en l'occurrence, à changer de monde [...] Il ne s'agit jusqu'ici que d'une démarche de la pensée, d'un mode de réflexion, d'une faculté généralement répandue et qui ne conduit pas pour autant tout un chacun à devenir créateur d'utopie. On ne passera donc au genre utopique, au sens stricte du terme, que si la réflexion sur les possibles latéraux aboutit à la représentation d'un monde spécifique, organisé. Le penseur utopique, en créant une utopie, rend ses hypothèses accessibles sous la forme d'une cité où elles s'organisent et se structurent. [10]
Les deux penseurs mentionnés ci-dessus donnent aussi des définitions à l'utopie proprement dite. Alexandre Cioranescu considère que l'utopie est la description littéraire individualisée d'une société imaginaire, organisée sur des bases qui impliquent une critique subjacente de la société réelle[11] . Dans la vision de Raymond Ruyer, l'utopie est un excercice mental sur les possibles latéraux[12] . Ce qui est commun à ces deux opinions c'est que l'utopie apparaît comme un produit de l'imagination; ce qui les distingue est que Cioranescu voit dans l'utopie un attachement à la société réelle, dont elle entreprend la critique, tandis que Ruyer l'envisage comme un détachement du réel et un ancrage dans le domaine du possible. Cioranescu paraît confondre le but de l'utopie avec sa substance même; ce n'est pas dans sa structure, dans sa constitution que la société imaginaire représente une critique de la société réelle; c'est son but de faire cela. Sa nature est de présenter le possible et dans ce sens Ruyer semble plutôt avoir avoir raison. Pourtant, la frontière entre le réel et le possible est très faible et il est impossible que l'utopie, même si elle appartient à la sphère du possible, soit une rupture totale par rapport au réel. Pour être accessible, pour être comprise, l'utopie doit opérer avec le possible, en se servant des catégories du réel. C'est pourquoi l'utopie représente un prolongement du réel, jamais une négation complète de celui-ci. C'est à l'imagination qu'il revient de travailler ce réel pour le transformer en possible. Même les utopies fantastiques, comme c'est le cas des voyages de Cyrano de Bergerac dans la lune et dans le soleil, ne s'éloignent pas définitivement du réel. Ce contact que les utopies gardent avec la réalité s'explique non pas seulement par leur désir de la critiquer, mais plutôt par les limites mêmes de l'imagination humaine. L'homme ne peut pas s'imaginer quelque chose qui soit complètement hors du réel, qui ne présente aucune trace de celui-ci, parce que l'imagination fonctionne sur la base des données extraites du réel, qu'elle peut étendre ou modifier, certes, mais, à l'origine, elle contiendra toujours un substrat de réalité. Paradoxalement, l'utopie s'attache aussi à l'impossible. Cela ne doit pas être compris de manière active, mais passive: l'utopiste ne s'acharne pas à transformer l'impossible en possible, mais le possible en réel. Ce qui lui arrive est de subir l'attrait de l'impossible, sans pour autant vouloir le réaliser; d'ailleurs le projet de réaliser l'impossible contient en lui-même un défaut de logique: philosophiquement, la catégorie de l'impossible ne peut pas se métamorphoser dans celle du possible; si l'impossible était réalisable, il s'identifierait au possible, par conséquent, la notion d'impossible n'existerait pas, elle serait identique à celle du possible. L'idée est que, dans cette perspective, l'utopie n'est plus un projet ancré dans le réel, mais une projection, c'est l'action d'imaginer un monde différent, par simple exercice mental[13] . Puisque l'impossible ne peut pas être transformé en réel, le réel doit être approché de l'impossible. Ainsi que le montre Cioran nous n'agissons que sous la fascination de l'impossible: autant dire qu'une société incapable d'enfanter une utopie et de s'y vouer est menacée de sclérose et de ruine[14] .
Pour résumer la démarche de localiser l'utopie, de définir ses frontières, il faut dire que celle-ci se démarque du réel et se rattache au domaine de ce qui n'existe pas. Sa position dans cet endroit de Nulle Part a deux significations: l'utopie n'existe pas parce qu'elle ne peut pas exister, elle appartient à l'impossible. Dans ce contexte, la pensée utopique essaie de réaliser une proximité avec l'impossible, ne pouvant pas le transformer. La seconde signification: l'utopie n'existe pas, parce qu'elle n'a pas été rendue possible. Dans ce cas, l'utopie est un possible latéral[15] , par conséquent le but de l'utopie est d'être un projet, d'être réalisée. J'ai montré que cette tentative de placer l'utopie dans l'horizon de nos connaissances du monde ne peut pas éviter de toucher à sa nature. C'est pour cela que, après le bref inventaire des différentes définitions de l'utopie, il convient de propser un certain paradigme théorique.
Le paradigme utopique
L'utopiste [...] coupe les chemins entre ciel et terre – un peu comme on relève un pont-levis pour isoler une forteresse du reste du monde [...].[16]
Définir l'utopie est un défi incontournable. La première chose dont il faudrait tenir compte dans cette entreprise, à part la diversité et le caractère ostensiblement polymorphe du genre est le fait que celle-ci est un paradigme à éléments fixes et variables. Deuxièmement, l'utopie est la résultante d'un mouvement propre à la nature de l'homme, que j'appelle l'appétit de l'impossible. C'est celle-ci qui le pousse à s'imaginer d'autres mondes, d'autres espaces, à les organiser et à y aspirer. Dans ce sens, l'utopie est donnée par la manifestation et la combinatoire de deux facultés, la raison et l'imagination, d'où le paradigme utopique comprend deux volets, selon la prédominance de chacune de celles-ci: l'utopie en tant que construction théorique et l'utopie en tant que construction artistique, à savoir littéraire.
Du point de vue de l'aspect théorique, l'utopie représente la capacité humaine d'inventer un monde différent. L'utopie représente une aptitude de l'homme, elle est une qualité inhérente à sa nature, qui a deux valences, une valence métaphysique, dans ce sens elle représente une aspiration à l'impossible, et une valence temporelle, qui se concrétise dans la projection vers le futur. Cette capacité de se projeter vers le futur vient, d'un côté d'un jugement porté sur le présent (souvent considéré comme insatisfaisant), d'un autre côté d'une aspiration liée à l'avenir. Ce schéma n'est pas nécessairement fixe, dans le sens que ce n'est pas toujours la déception par rapport au présent qui entraîne l'espoir dans la création d'un avenir meilleur. Celle-ci est une variante très commune et simplifiée, qui comporte des degrés différents. Ces deux opérations, jugement par rapport au présent et orientation vers l'avenir appartiennent à deux autres facultés humaines, la réflexion et l'imagination, qui ne se succèdent pas, mais qui se combinent dans un même effort, de sorte que l'analyse du présent, faite par la pensée contient la projection vers l'avenir, qui relève de l'imagination. Par conséquent, l'utopie représente la capacité de l'homme d'être à la fois dans le présent et dans l'avenir, dans le réel et dans la trans-réalité[17] . Dans cette vision, il est évident que l'utopie peut se concrétiser dans un simple rêve individuel, dans un projet politique visant la société dans son ensemble, dans l'amplification d'un seul compartiment de la vie (l'économie, le travail, la technique, etc), et/ou dans une idéologie.
Une autre question très intéressante se réfère à la nature possible ou impossible de l'utopie dans cette conception. Ce paradigme théorique de l'utopie a deux volets: le premier est celui de l'utopie engagée, le second celui de l'utopie projective[18] . L'utopie engagée est celle qui vise à une transformation du présent, qui veut modifier la réalité. Le but de l'imagination d'un monde autre est de le rendre possible. Dans cette vision, le monde utopique est un monde possible, qui peut et doit être réalisé. L'utopie engagée appartient en général à la sphère politique ou idéologique, dans un sens plus large, mais elle a ce grand atout, celui d'être fondée en raison.
Par contre, l'utopie projective envisage l'existence théorique d'une société utopique tout en croyant dans son impossibilité pratique. De ce point de vue, l'utopie projective relève d'une démarche philosophique, c'est-à-dire d'accepter l'esquisse théorique d'un monde meilleur, qui est envisagé comme un idéal intangible. Cela s'explique peut-être par le besoin de l'homme de croire à un modèle, à la perfection, sans vouloir nécessairement s'en rapprocher. Dans ce sens, l'idéal doit être un repère permanent, sa réalisation serait une sorte de démythisation. Il y aurait donc dans l'homme un appétit de l'impossible, qui lui permet de se libérer du présent et de se projeter vers un avenir imaginé, mais en même temps de garder toute sa liberté de renoncer ou de ne faire aucun effort quant à la mise en pratique de son rêve.
Le profil de l'utopie littéraire
Le sol de cette absence de sol qu'est l'utopie. [19]
En passant de l'approche théorique de l'utopie à une perspective artistique, j'arrive à un bref aperçu de l'utopie dans la littérature. Dans ce contexte, l'utopie représente l'incarnation d'un contenu théorique dans une forme littéraire. Pour donner une définition plus précise, de ce point de vue, l'utopie est le modèle idéologique d'une société, transposé au plan littéraire. Il est évident que la place de la littérature ne peut pas être limitée à une simple question de forme, de vêtement qui couvre un contenu abstrait. Par contre, la littérature ajoute à l'utopie, à part une forme propre, un contenu nouveau et une fonction différente, il s'agit en fait d'un cumul entre une fonction esthétique et une fonction idéologique.
Un autre point à mentionner est que l'utopie littéraire forme un genre à part. Dans ce sens, le genre utopique représente un schéma constitué de certains éléments fixes, qui donnent à celui-ci le statut de genre littéraire, et d'un certain nombre d'éléments variables, qui sont des adaptations, des contextualisations, ou bien des vision particulières à certains auteurs. Il faut admettre que, même s'il est souvent unitaire et monotone, le genre utopique est aussi flexible, divers et protéiforme[20] . Les éléments fixes du genre utopique constituent le squelette conceptuel de celui-ci. Il s'agit de certaines constantes concernant la forme, la structure et la fonction de l'utopie. Pourtant, celles-ci peuvent varier, sans pour autant contester à l'utopie sa nature de genre littéraire. Par exemple, la forme de l'utopie est en général romanesque; cela n'empêche pas l'existence de quelques utopies, qui n'apparaissent pas sous la forme du roman, mais sous une forme dramatique[21] . Dans le cas de la fonction de l'utopie, qui donne une essence commune à toutes les oeuvres, il est évident que la fonction des Etats et empires de la lune de Cyrano de Bergerac est nettement différente de la fonction des Aventures de Télémaque, de Fénelon. La première oeuvre a surtout une fonction esthétique, mettant l'accent sur le fantastique, la seconde a plutôt une fonction didactique, soulignant l'aspect moral.
Le paradigme littéraire de l'utopie résulte du cumul des éléments suivants: la forme de l'utopie (il s'agit d'une forme littéraire), la structure de celle-ci (elle représente un modèle de société) et sa fonction (littéraire, donnée par sa forme et idéologique, donnée surtout par son contenu). L'utopie est un modèle de société, cela signifie qu'elle peut être d'un côté un modèle positif, la présentation d'une société idéale, parfaite, d'un autre côté un modèle négatif, la description d'une sociéte déchue, horrible (les contre-utopies). Elle met en relief une société active, en fonctionnement, ce qui donne naissance à une interrogation sur la nature possible ou impossible d'un pareil modèle. L'utopie propose un modèle idéologique, c'est-à-dire une société qui est construite sur les principes de la raison, de l'ordre et de l'organisation, mais aussi qui a une fonction idéologique, celle de présenter l'esquisse d'un monde autre. Toute cette structure est transposée dans le plan littéraire, c'est-à-dire qu' elle acquiert une forme, une essence et une valeur artistiques.
L'élément essentiel qui caractérise le genre utopique est de fonctionner comme une sorte de noeud entre ces diverses visions. Tout d'abord, l'utopie représente un noeud conceptuel, car elle fait la fusion entre un paradigme théorique et un paradigme artistique. Dans ce sens, l'utopie littéraire combine la théorie avec la représentation, ou en d'autres termes la pensée avec la parole/l'image. D'un autre côté, elle représente une sorte de noeud temporel, qui renoue trois axes temporels: le passé, le présent et l'avenir. L'utopie littéraire absorbe ces trois dimensions du temps, que parfois elle confond, parfois elle sépare. Ce travail qu'elle fait sur le temps est unique dans la littérature: pour l'utopie, le temps est une sorte de matière molle, à laquelle elle imprime la forme désirée. Par conséquent, l'utopie fait preuve d'une flexibilité temporelle, le temps étant mis au service de l'idée, de la représentation. En troisième lieu, l'utopie est un noeud inter-mondain, qui relie deux mondes, le monde réel et le monde imaginaire. Il y a une forte dépendance entre les deux, qui est determinée par le fait que le monde imaginaire est projeté à partir du monde réel, est généré par celui-ci. Même si le premier arrive à contester, à modifier le second, il ne pourra jamais démentir ce rapport de détermination qui les caractérise. D'un autre point de vue, l'utopie littéraire est un noeud métaphysique, elle met ensemble des catégories de l'esprit telles que le mythe, le rêve, la fantaisie, l'illusion, l'archétype. Par cette opération, l'utopie ouvre l'analyse vers d'autres domaines tels que la mythologie, la psychologie, la psychanalyse, l'histoire, qui chacun empruntent des éléments à celle-ci. Finalement, l'utopie représente le noeud de jonction entre l'individu et la communauté. Dans ce sens, il y a deux conceptions qui peuvent apparaître: la première selon laquelle l'utopie est un projet collectif, qui concerne la société dans son ensemble, l'individu étant soumis au groupe, étant effacé par celui-ci. Il s'ensuit que l'utopie prône un bonheur collectif qui prime sur le bonheur individuel. Dans la seconde conception, la société est vue comme la somme des individus, par conséquent tout projet collectif est en tout premier lieu un projet individuel, qui concerne et met au premier plan l'homme, avant le groupe. Dans cette perspective, le bonheur collectif est dépendant du bonheur individuel et le premier ne peut pas être obtenu sans le second. Ce serait la seule manière dont puisse fonctionner une société qui prétend être parfaite.
En fin de compte, il faut préciser aussi que l'utopie littéraire représente la seule situation dans laquelle un projet utopique devient possible. Par l'intermédiaire de la littérature, le lecteur a le grand privilège de pouvoir visiter le pays de l'utopie, expérience qui, par sa pertinence descriptive et par la fascination représentationnelle, compense ou même supplée à la réalisation pratique du rêve utopique.
Les traits et contradictions du modèle utopique
Après l'avoir définie, il serait intéressant de se pencher sur les éléments qui caractérisent l'utopie littéraire[22] , qui en constituent l'essence. Je ne ferai que les passer brèvement en revue, pour m'arrêter ensuite sur les contradictions qui en résultent.
Une première chose à mettre en évidence concerne la structure de l'utopie en tant que société, ce qui suppose l'existence de trois éléments: son organisation, le fait d'englober une collectivité et son fonctionnement (pour prouver sa validité, l'utopie présente un monde vivant, qui fonctionne correctement). Dans ce sens, l'utopie est une construction exacte, presque mathématique, dans le cadre de laquelle toutes les composantes de la vie sont réglées. Cela explique sa fréquente assimilation à un mécanisme infaillible: Le fonctionnement interne de l'univers utopique doit être impeccable comme celui d'un mécanisme d'horlogerie, prêter le moins possible à la fantaisie, à l'exception. C'est pourquoi l'utopiste affectionne un agencement géométrique, signe visible du contrôle parfait et total[23] .
La manie de l'organisation porte sur l'espace (les rues, les bâtiments, les espaces verts sont subordonnés au numérique, à la proportion, au symétrique) sur les éléments matériels, mais aussi sur la société (les rôles dans la société utopique sont clairement définis, le travail, l'éducation, la religion, le politique). Ce qu'il résulte est que la société utopique est close sur elle-même, rien de l'extérieur ne doit l'atteindre, c'est pourquoi il y a deux facteurs qui en assurent la protection: l'isolement (la structure naturelle de l'espace, elle est isolée par sa position géographique[24] , mais aussi grâce à l'intervention de l'homme sur l'espace: l'existence des murs à l'entour du monde utopique[25] ) et l'hostilité des Utopiens envers les étrangers. Pour ce qui est de l'isolement, il faut dire qu'il s'agit, bien entendu, tout d'abord d'un isolement au niveau spatial (les utopies sont presque toujours placées sur des îles ou dans des endroits coupés du reste du monde[26] ), et par conséquent aussi d'un isolement économique (en utopie l'économie est fermée, autarcique, celle-ci est un monde qui s'auto-entretient) et finalement un isolemet culturel (la société utopique est très peu favorable aux échanges de n'importe quelle nature et hostile aux étrangers). Cette attitude d'hostilité et cette nature fermée de l'univers utopique s'expliquent par le fait que tout contact avec l'extérieur, toute connaissance de l'autre pourrait susciter des comparaisons et donc risquer de faire s'écrouler la perfection utopique.
Pour revenir à la question de la construction sociale de l'utopie il faut souligner le fait qu'en utopie l'espace est éminemment public. Les écrits utopiques mettent toujours en scène une communauté, au sein de laquelle le groupe prévaut sur l'individu. Cette société qui représente pour ainsi dire le personnage principal, collectif, est gouvernée par deux principes[27] essentiels, l'uniformisation et l'égalitarisme.
L'utopie est normative et dirigiste, elle établit des règles et prétend tout dirriger, tout réglementer, tout soumettre à une volonté de l'ordre, de la structure, du mécanisme. L'individualité, la libre initiative, la liberté même sont annihilées, sinon explicitement, du moins à la suite de ce mouvement organisateur, qui ne tient pas compte de l'unique, du variable, du subjectif, mais veut tout soumetter et tout niveler. Dans ce sens, l'homme utopique n'existe presque pas. Il est un homme abstrait, un moule qui produit ou reproduit de êtres semblables, mais impersonnels, formant une société à personnalité collectivé et peuplant un monde régulier, figé dans sa perfection et son auto-suffisance.
Tous ces traits de l'utopie schématiquement mentionnés soulèvent la question de quelques contradictions inhérentes au modèle utopique. La première pareille contradiction est que la société utopique est le projet d'un individu, qui vise à instituer une société, une collectivité. Bref, la conception d'un individu est fondatrice pour une collectivité. La deuxième contradiction est que le bonheur collectif (qui s'appuie sur l'égalité de tous les membres de la société) se réalise par le sacrifice de la liberté individuelle (la société utopique ne peut jamais être quittée, car, vouloir la quitter c'est la considérer incapable d'assurer le bonheur absolu et la perfection – car qui voudrait quitter un monde parfait, où l'on est parfaitement heureux? – donc le ruiner). Conséquemment, là où il n'y a pas de liberté (le bonheur ne peut pas exister), l'homme est dépersonnalisé, contraint, donc inévitablement malheureux. En dernier lieu, la contradiction qui porte la plus grande atteinte à l'essence même de la construction utopique concerne le fait qu'un genre fondé sur l'imagination, tellement variable, s'avère être aride et répétitif, toujours véhiculant les mêmes lieux communs, les mêmes principes.
En dépit de l'immense matière à réflexion que donnent les écrits utopiques, il serait temps de conclure sur les points les plus importants et boucler la boucle par rapport aux hypothèses lancées au début. Tout d'abord, à la question de savoir si l'utopie représente un modèle, il faudrait répondre par l'affirmative. Non seulement en tant que projet, en tant que forma mentis[28] , l'utopie est un modèle en soi, mais aussi dans son approche analytique, il faut trouver un paradigme qui essaie de l'expliquer et de classer, tant bien que mal, la diversité de ces oeuvres. En ce qui concerne la deuxième hypothèse, celle de la nature souhaitable ou non du modèle utopique, la réponse serait plutôt du côté de la négative. Par sa rigidité, par son annihilation de l'individu et l'asservissement de celui-ci au groupe et aux règles, par l'égalisation et l'uniformisation de tout et de tous, par son isolement, la construction utopique est inflexible, invariable et trop stricte. Dans un monde bâti sur la raison, tout est soumis à cette valeur suprême, fondatrice et directrice: les sentiments, la sensibilité, tout ce qui rappelle la faiblesse humaine, source de péché, de désobéissance, de désordre doit se plier sous l'autorité de la raison. Cet effacement de l'âme devant la raison équivaut à un effacement de la personnalité, de l'individu devant le groupe, car, si la raion est universelle et égale en tous les hommes[29] , par contre l'âme est ce qui particularise l'être, qui lui confère une nature à part, dissemblable par rapport aux autres. De ce point de vue, la remarque de G. Lapouge est très juste, l'évanouissement de la liberté est comblé par une invasion de l'égalité: les Utopiens sont égaux dans l'obligation de jouer leurs rôles, de se restreindre aux limites de ceux-ci. Evidemment, il s'agit d'une égalité stratifiée, qui concerne des catégories d'individus et non pas la société en entier. En analysant la position de l'homme dans la société utopique, Cioran fait quelques remarques très intéressantes: il part de l'idée que l'être humain ne peut se connaître réellement que lorsqu'il échoue, c'est à ce moment-là qu'il entre en dissension, en discordance avec son monde, qu'il peut se dissocier de celui-ci et se connaître réellement. Dans les sociétés utopiques, qui ignorent la décadence individuelle, le mal, l'homme ne sait qui il est, il manque de réalité, il n'est pas[30] . Dans l'opinion du philosophe roumain, le grand défaut de l'utopie est de vouloir uniformiser l'homme, l'intégrer dans des règles fixes et dans un système immuable, lui qui est voué à l'irrégularité, à l'inconstance. C'est de cette manière que son humanité lui est enlevée et qu'il est transformé en machine. Cette conception explique pourquoi l'utopie est non seulement non-souhaitable, mais aussi irréalisable, elle tue l'humain de l'homme et crée un homme artificiel qu'elle place dans un monde tout aussi artificiel. C'est un projet valable en théorie, mais qui pratiquement échoue. L'homme ne peut être dépossédé de sa nature qu'au prix de sa vie. C'est pour cela que le monde utopique n'est pas souhaitable, mais cauchemardesque. Si selon Sartre dans la société réelle l'homme est condamné à être libre, dans la société utopique il serait condamné à être heureux et y vivre serait renoncer à la chance extraordinaire, partout présente dans notre monde, à savoir celle d'être malheureux.
[1] Philippe BENETON, Histire des mots: culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1975, p. 13.
[2] Sorin ANTOHI, UTOPICA: Studii asupra imaginarului social, Bucuresti, Editura Stiintifica, 1991, p. 10.
[3] Le mot utopie apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Thomas More, De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, traduit en anglais en 1551, étant l’équivalent du terme latin Nusquama. Une question qui se pose concernant cette paternité du mot utopie est si le genre utopique existait avant Thomas More, à celui-ci revenant uniquement le mérite de le nommer, de trouver un concept pour le désigner ou bien s’il a été l’inventeur à la fois du terme et conséquemment du genre afférent.
[4] E.M. CIORAN, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, p. 114.
[5] Sorin ANTOHI, op. cit., p. 13.
[6] Ibid.
[7] Louis MARIN, Les corps utopiques rabelaisiens, Littérature, 21, 1976, p. 35.
[8] S. ANTOHI, op. cit., p. 18.
[9] Alexandre CIORANESCU, L’avenir du passé. Utopie et littérature, Paris, Gallimard, 1972.
[10] R. RUYER, L’utopie et les utopies, Paris, Gérard Monfort, 1988, p. 3, p. 9.
[11] A. CIORANESCU, op. cit. p. 22. Claude-Gilbert Dubois parle d’utopie et d’esprit utopique, celui-ci pouvant s’insinuer dans les productions romanesques, les essais politiques ou moraux, les traités juridiques ou les relations de voyage réels ou imaginaires, in De la première utopie à la première utopie française. Bibliogaphie et réflexion sur la création utopique au seizième siècle. Répertoire analytique de littérature française, I, 1970, p. 11-31.
[12] R. RUYER, L’utopie et les utopies, Paris, Gérard Monfort, 1988, p. 9.
[13] Ibid.
[14] E.M.CIORAN, op. cit., p. 104.
[15] R. RUYER, op. cit. p. 9.
[16] G. LAPOUGE, Utopie et civilisations, Paris, Flammarion, 1978, p. 13.
[17] J’emploie ce terme pour désigner une situation qui dépasse la réalité, sans savoir s’il s’agit d’une réalité autre possible ou bien impossible.
[18] Ces deux termes ainsi que le paradigme utopique m’appartiennent.
[19] G. LAPOUGE, op. cit., p. 155.
[20] R. TROUSSON, op. cit., p. XXIII.
[21] Voir Aristophane, Les oiseaux, Marivaux, L’île des esclaves, par exemple.
[22] Quelques-uns de ces traits concernent aussi les autres types d’utopie.
[23] R. TROUSSON, Voyages aux pays de Nulle Part, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p. 21.
[24] Dans le cas de Cyrano de Bergerac, les deux planètes la lune et le soleil assurent un isolement naturel, infranchissable.
[25] Le cas de l’Abbaye de Thélème.
[26] Dans le cas de Cyrano de Bergerac ce sont des planètes isolées, la lune et le soleil.
[27] En général ceux-ci sont explicitement mentionnés par les textes utopiques, bien que souvent la description proprement dite du monde utopique les contredise.
[28] Cette expression appartient à Sorin ANTOHI, op. cit., p. 35.
[29] Je rappelle la célèbre remarque de Descartes par laquelle il ouvre le Discours de la méthode, le bon sens et la chose du monde la mieux partagée. Il faut préciser que par bon sens Descartes entend la raison, ainsi qu’il l’explique quelques lignes plus loin, […]la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens, ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes: Descartes, Discours de la méthode, Paris, Bookking International, 1995, p. 15.
[30] E.M. CIORAN, op cit., p. 110.
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