Texte intégral
L'écriture et le dessin sont identiques dans leur fond
[1],
P. Klee
Ecrire sur le dernier roman d'Umberto Eco est un grand défi. Tout
d'abord parce que cette démarche rencontre toutes les difficultés et réticences
auprès du public que connaît la parution d'un roman nouveau, sauf peut-être
celles liées à la responsabilité pour la paternité de l'oeuvre. Deuxièmement, il
est sans doute audacieux de faire “la critique” d'un critique et de tourner
vers un auteur l'arsénal critique qu'il emploie à son tour dans ses autres
études. Pourtant, s'il est osé de parler d'un roman trop récemment paru
[2]
, il n'est pas moins vrai que cela
laisse à la personne qui s'y lance l'avantage d'un acte de défrichage d'un
terrain littéraire inexploré, ce qui est devenu de plus en plus rare et
conséquemment précieux dans le domaine de la littérature.
L'approche que je propose dans l'analyse de ce roman, La
mystérieuse flamme de la reine Loana
[3]
,concerne la juxtaposition et l'interdépendance du texte et de l'image, dans le
cadre de la problématique plus large de l'ekphrasis et des théories de
l'image. Il y a deux arguments qui m'ont indiqué l'importance de ce thème pour
la compréhension du roman: premièrement le fait que le sous-titre même de ce
roman est Roman illustré
[4]
(ce qui revèle dès le début le mélange de texte et d'image qui formera le
contenu de cette oeuvre et qui représente peut-être un signal de naissance d'un
sous-genre romanesque nouveau, celui du roman illustré) et en deuxième lieu la
place tout à fait consistante qu'occupent les illustrations dans l'ensemble du
roman (d'un total de 448 pages que compte ce roman, les illustrations s'étalent
sur 197, ce qui correspond à 43% du roman). Bref, presque la moitié du roman
est composée d'images, ce qui n'est pas du tout dépourvu de signification. A
part cela, il ne faut pas omettre de souligner le fait que le roman d'Umberto
Eco s'inscrit de manière indéniable dans la ligne d'évolution du roman moderne,
postmoderne ou peut-être post-postmoderne, marqué par l'hybridisation des
genres, la remise en question des théories et des règles concernant la
littérature et l'art en général. Une pareille démarche est visible aussi dans
le domaine de l'art, où des noms tels que celui de Léonard de Misonne sont
attachés à l'invention de techniques nouvelles et à la mise en place d'outils
théoriques différents ayant pour objet l'art.
Ceci étant dit, il me reste de présenter brièvement les pas qui
me guideront dans cette analyse de l'interaction du texte et de l'image, pour
aboutir à des conclusions concernant la signification de ce roman. Après un
bref rappel des éléments théoriques indispensables concernant l'image, je
passerai à l'analyse effective de la place de l'image dans ce roman et son
interaction avec le texte écrit. Vu le nombre assez grand d'images, une
classification de celles-ci s'impose: j'inventorierai donc les différents
endroits où apparaissent des images, l'objet de celles-ci, les types d'images
et leur fonction. En dernier lieu, je m'attacherai à la relation privilégiée
entre image et texte et image et mémoire, celles-ci étant les deux cordonnées
fondamentales qui constituent la charpente de ce roman.
Pour une théorie de
l'image
Pour que toute analyse soit valable et bien construite, il lui faut
un cadre théorique qui justifie son bien-fondé. C'est pour cela qu'il faut
commencer par préciser que la problématique de l'image a fait et continue de
faire l'objet de nombreuses études
[5]
,de nature philosophique, sémiologique, psychologique etc.
L'importance de
l'image est indéniable tout d'abord du point de vue scientifique, car il a été
démontré que la vie psychique de l'homme et le fonctionnement de son cerveau
sont directement liés à l'emploi et à la circulation des images. En plus, la
mémoire est entièrement composée d'images et il est impossible de ne pas
rappeler les célèbres affirmations de Saint Augustin sur l'immense palais de
la mémoire, ce dépôt qui cache un trésor d'images
[6]
. Bref, structurellement, l'homme manie les images et celles-ci sont indispensables à
sa vie. Il serait peut-être utile de faire quelques remarques concernant
l'étymologie et la définition de l'image.
Le mot image fait son apparition dans la langue française au
onzième siècle, étant attesté par le Dictionnaire de l'Académie française sous
la forme d'imagene
[7]
,avec le sens de représentation d'un objet, reproduction de
l'apparence visible des êtres et des choses
[8]
. Le Dictionnaire etymologique de la langue française décrit
l'origine du mot de la manière suivante:
Image signifie représentation d'un objet. Du lat. Imago que Festus
dér. d'imitari, imiter comme si l'on disoit imitago parce que l'image imite
l'objet qui le représente. M. Morin prétend que le mot imago viendroit du gr.
ekmageion, qui a la même signification, et qui seroit formé de ek, et de masso,
je pétris, parce que les premières images, dit-il, furent faites de terre
glaise qu'on pétrissoit.
[9]
L'étymologie et la définition du mot image renvoient tout de suite à
une conception philosophique
[10]
de l'image en tant que mimesis, donc qu'imitation du réel, avec toute la
problématique qui en découle: remise en question de l'unicité du monde,
thématique du double, autonomie de l'image par rapport à l'objet représenté.
Ainsi que le montre Jean-Jacques Wunenburger dans son livre, Philosophie des
images, les théories philosophiques ayant pour objet l'image attirent
l'attention sur cette propriété de l'image qui la rend capable de reproduire
une chose, de donner une réplique au réel, tout en étant autre chose que le
réel, à savoir même l'absence ou la négation de la réalité représentée
[11]
. Pourtant, cette vue sur l'image en tant que mimesis a des racines très anciennes,
puisque c'est dans la Bible qu'il est question de la création de l'homme, ce maître
et possesseur de la nature
[12]
à l'image et ressemblance de Dieu: Dieu créa l'homme à son image,- à
l'image de Dieu il le créa,- homme et femme il les créa.
[13]
S'il est incontestable que l'image a sa propre histoire et portée
philosophique, il n'est pas moins vrai qu'elle a été aussi souvent mise en
rapport avec une autre pratique représentationnelle de toute autre nature, à
savoir l'écrit. L'interaction des deux naît toujours sur le terrain religieux,
puisque, en contrepartie au statut de l'homme en tant qu'image de Dieu, est
affirmé le rôle primordial du Verbe dans la création. Il est inévitable de ne
pas rappeler à ce propos le célèbre commencement de l'Evangile de Saint Jean: Au
commencement était la Parole; la Parole était avec Dieu et la Parole était
Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a
été fait sans elle. En elle était la vie, et cette vie était la lumière des
hommes [...] Et la parole a été faite chair; elle a habité au milieu de nous,
pleine de grâce et de vérité [...]
[14]
Il
serait très intérsessant de pouvoir développer plus cette liaison mystérieuse
du Verbe avec les débuts de l'humanité, mais ce serait étendre un peu trop une
analyse qui se veut assez condensée.
D'un
autre point de vue, le rapport physique pour ainsi dire entre image et écrit
est indéniable: l'écrit utilise un support matériel visible et l'image à son
tour non seulement se prête à une lecture, mais comporte des signes
[15]
et des symboles qui renvoient
à l'univers des lettres. Il suffit, pour s'en rendre compte, de penser aux
formes primitives d'écrire à base d'images, qui se sont peu à peu abstractisés
et autonomisés par rapport à l'emploi de l'image, de la figure. Pourtant, il
reste encore des traces de ces pratiques dans les alphabets qui utilisent les
idéogrammes ou les hiérogliphes.
Dans le domaine littéraire, cette interaction de l'image et de
l'écrit est parfaitement révélatrice, pour avoir également donné naissance à une
figure de la rhétorique, il s'agit de l'ekphrasis. Selon G. Molinié, l'ekphrasis
se définit comme la description d'une oeuvre d'art
[16]
et l'exemple le plus célèbre est celui de la description du bouclier d'Achille, à
la fin du chant XVIII de l'Iliade. Depuis, la littérature abonde en
ekphraseis et si celles-ci sont présentes à l'époque ancienne et
médiévale (le cas des manuscrits à enluminures), la postmodernité les a
redécouvertes et leur a attribué, à sa manière, une signification nouvelle.
Avant de procéder à l'analyse proprement dite, je crois devoir
présenter de manière très rapide le sujet de ce roman. A la suite d'un accident
cérébral, le héros, un antiquaire milanais sexagénaire, Giambattista Bodoni
surnommé Yambo, perd sa mémoire affective (liée à sa vie et à sa personne),
alors que sa mémoire objective reste intacte, celle des dates et événements
historiques, des personnages littéraires. Afin de récupérer sa mémoire
autobiographique, il se retire à la maison de son enfance, à Solara, où, à la
suite d'un découverte importante, retombe dans le coma. Structurellement, ce
roman comporte deux grandes parties: la première, dans laquelle le héros,
amnésique, essaie de récupérer sa mémoire et de se rappeler sa vie à l'aide des
documents, images et objets de sa maison d'enfance à Solara. Dans la deuxième
partie, le héros, ayant subi un second accident cérébral, recouvre sa mémoire,
mais, se trouvant dans un nouveau coma auquel il ne survivra pas, navigue parmi
des images, complètement chaotiques, qui sont autant de fragments de sa vie.
Ainsi
que je l'ai déjà précisé, compte tenu de l'abondance d'illustrations dans ce
roman et du fait que l'originalité de celui-ci réside justement dans un emploi,
assez consistant, de l'image, mon analyse sera surtout centrée sur la
problématique de l'image. Afin de pouvoir saisir la complexité de ce sujet et
en faire un survol tant soit peu complet, il est absolument nécessaire d'opérer
des classifications et des catégorisations de l'image telle qu'elle s'insère
dans le texte d'Eco. Dans ce sens, je propose un paradigme qui répartisse ces
images en quatre classes: le lieu de l'image, le contenu de l'image, le type
d'image et la fonction de l'image.
Lieux des images et
images des lieux
La
première catégorie concerne plutôt la procédure que le fond. Elle se réfère à
la manière dont le héros arrive à l'objet de ses recherches, aux endroits où il
trouve des images qui sont autant de pièces du puzzle de sa vie et de quelle
manière ces endroits ont une certaine signification. Directement liée à la
location des images est la question de l'espace parce que, la reconstitution de
sa vie est le résultat d'une quête des images d'enfance et de jeunesse. C'est
pour cela qu'il faut remarquer l'existence de deux grands espaces dans ce roman:
la ville (Milan), qui est l'espace du présent, donc de l'accident, de la
convalescence et de la plongée dans un quotidien complètement ignoré et la
campagne (la maison de Solara, le village de son enfance et de sa jeunesse), un
endroit du passé, renfermant la clé de la redécouverte de sa vie. Le voyage à
Solara et l'isolement du héros là-bas montrent un refus du présent et une
régression dans le temps, vers les premiers objets et images qui se sont
imprimés dans sa mémoire, vers les premiers temps de constitution de sa
mémoire. La méthode employée par le héros est celle des fouilles
autobiographiques, il entrepend une vraie quête de l'image, car celle-ci se
cache, elle doit être découverte, identifiée. C'est pour cela que ce roman
pourrait ressembler à un roman policier, dans lequel ce n'est pas le voleur ou
le criminel qui sont recherchés, mais la vie et l'identité du héros, celui-ci
étant à la fois le détectif de sa propre vie et la personne poursuivie.
L'espace de Solara est un espace en quelque sorte atemporel, dans le sens qu'il
ne s'est pas modifié, qu'il n'a pas subi des transformations, il garde non
seulement tous les objets anciens, mais également leur emplacement, leur trace
y étant encore vive.
Puisque
l'opération entreprise par Yambo est celle d'une exploration tortueuse et d'une
quête persévérante de l'image, il y aura donc une progression en ce qui
concerne les endroits qui contiennent des images. C'est pourquoi, il faut tout
d'abord faire une distinction entre deux types d'endroits, l'endroit
visible/accessible et l'endroit caché, avec toute une gradation entre les deux
(série de degrés). L'endroit visible/accessible comporte deux éléments: les
murs et le bureau du grand-père. L'endroit caché, lui, est formé de trois
éléments: le grenier, la boîte et la Chapelle.
L'endroit
visible/accessible est l'endroit contenant des images révélatrices pour le
processus de récupération de la mémoire subjective, s'offrant à la vue, sans
supposer aucun effort de recherche ou de découverte de la part du héros. Ce qui
le caractérise est donc sa nature ouverte et sa transparence. Le premier type
d'endroit visible/accessible est représenté par les murs de la maison de
Solara. Ayant leur utilité et leur fonction propres dans une maison, les murs
sont aussi souvent l'objet d'une personnalisation et d'une décoration de
l'espace par l'emploi des images. Il y a trois types d'images qui ornent les
murs à Solara: des pièces tirées d'Imagerie d'Epinal (il s'agit de pièces
représentant des événements historiques, tels que le Bombardement
d'Alexandrie, Siège et bombardement de Paris par les Prussiens, Les Grandes
journées de la Révolution française, Prise de Pékin par les Alliés
[17]
, des échelles allégoriques de la vie
[18]
et des soldats de différents rangs
[19]
), des estampes allemandes de Zur Geschichte der Kostüme
[20] et la
couverture d'un disque
[21]
(contenant la chanson Vorrei Volare). Il est intéressant de remarquer la
nature non esthétique, non artistique de ces images présentes sur les murs de
la maison de Solara, par rapport à l'ensemble d'images qui s'y trouvent. Si en
général les murs sont décorés des objets les plus valeureux, dans ce cas le
critère d'élection de celles-ci est complètement différent, il s'agit d'images
qui ont une signification particulière, subjective, pour les habitants de la
maison, en l'occurrence le grand-père de Yambo, étant dépourvurs de valeur
esthétique. Par conséquent, leur rôle n'est pas de charmer l'oeil, donc les
sens, mais de toucher le coeur, de susciter des souvenirs personnels.
Le deuxième type
d'endroit visible/accessible est la chambre ou plutôt le bureau du grand-père.
Bien qu'une partie des objets qui s'y trouvaient originellement aient été
stockés dans le grenier, celle-ci contient encore des choses importantes. Avant
de les répertorier, il faudrait dire quelques mots sur la figure du grand-père
de Yambo, qui plane sur tous les coins et recoins de la maison de Solara. Tout
d'abord celui-ci était un grand collectionneur. D'ailleurs, Yambo lui est
redevable pour le trésor d'objets de l'époque de son enfance, pour les
documents historiques, les journaux du temps gardés avec soin, souvent annotés,
pour l'immense collection de disques et la bibliothèque impressionnante. Cette
manie de la collection, Yambo l'a héritée de son grand-père, puisque son métier
d'antiquaire suppose justement cet intérêt pour la collection, pour la rareté,
pour la recherche d'un item valeureux, inédit. L'objet de collection représente
une capture du temps, une incarnation à la fois d'un élément objectif, son
référent, mais aussi d'un élément subjectif (cet objet garde la trace de son
époque, mais aussi l'empreinte subjective de son possesseur – d'où sa double
valeur). Il est une preuve de la fuite du temps, un symbole de la résistance/la
survivance de la matière face à toutes les vicissitudes. La collection peuple
le monde de son propriétaire d'objets, crée un attachement à l'objet, au
palpable, au matériel.
Les objets trouvés dans le bureau du grand père, dont l'image est
reproduite par le texte sont: un ancien pick-up, des livres, des dictionnaires
et des atlas, des revues françaises dans lesquelles Yambo retrouve, parmi les
images de différentes femmes, le profil de la beauté féminine qui l'a hanté
pendant toute sa vie et qu'il a essayé de recomposer à travers l'image de
toutes les femmes qu'il a aimées
[22].
C'est à partir de ce visage fémin, aperçu par hasard, dans une revue, que le
héros commence à deviner le fait que sa vie n'a été qu'une recherche de cet
éternel féminin et que sa tentative de récupérer sa mémoire n'est qu'une quête
de la visualisation de ce visage de la première femme aimée, réincarnée par
toutes les partenaires féminines de sa vie et finalemnent par son épouse,
Paola. C'est dans ce bureau du grand-père que Yambo fait la découverte qui
ouvre la deuxième partie du roman, celle d'un exemplaire original des oeuvres
de Shakespeare, découverte tellement précieuse et inattendue qu'elle plonge le
héros dans un deuxième coma dont il ne sortira plus.
Si
Yambo navigue dans l'espace de son adolescence tout d'abord à la surface, pour
ainsi dire, étant guidé, dans la quête de ses souvenirs, par des endroits
extérieurs/accessibles, tels que les murs, peu à peu, au fur et à mesure de sa
plongée dans le passé de sa propre vie, il commence à être absorbé par l'espace
et à pénétrer dans des endroits cachés, promettant des trésors inestimables. Le
premier type d'endroit caché qu'il profane, pour ainsi dire, est le grenier. A
cause de l'incommodité de garder les objets dans leur place d'origine, puisque
la maison continuait à être visitée et habitée occasionnellement, la famille de
Yambo a décidé de déplacer dans le grenier la plupart d'objets de collection du
grand-père, qui sont tout autant d'images de la vie du héros. D'ailleurs, il
faut une fois le dire: la vie du héros n'est composée que de livres, de
lectures, de méditations. Ce n'est pas une vie active, il y a très peu
d'événements qui la sillonnent, mais une vie/jeunesse de formation
intellectuelle et professionnelle (puisque son métier futur sera de travailler
avec des livres). La matière trouvée dans le grenier sera analysée lors de
l'étude du contenu de l'image, pour garder une certaine délimitation des
catégories établies dès le début. Le grenier répond parfaitement au besoin du
héros de s'isoler, de se couper du reste du monde et de se refugier dans un
univers contenant des éléments épars, chaotiques, ayant tous une logique et une
signification à découvrir.
Le deuxième
endroit caché, qui est cette fois-ci encore moins accesssible que le grenier
est la Chapelle. La Chapelle est une chambre clôturée, murée, qui contient des
livres, des bandes dessinées, des photos de famille, étant l'endroit le plus
fidèle à cette stagnation et ce recul du temps qui caractérise la maison de
Solara: Dans la Chapelle le temps s'était arrêté, ou plutôt il avait reculé
[...][23]
. La clôturation de cette chambre a une valeur historique, étant l'endroit où le
grand-père de Yambo a donné refugé à deux membres des Brigades Noires. C'est
dans la Chapelle que le héros fait encore une découverte importante, celle
d'une revue illustrée intitulée La mystérieuse flamme de la reine Loana, contenant
l'histoire qui a bouleversée l'adolescence de Yambo. Voilà la manière dont il
décrit ce contact avec elle: Enfin, il s'agit d'une histoire assez bête.
Mais, évidemment, il m'était arrivé la même chose qu'avec Monsieur Pipino. On
lit dans son enfance une histoire quelconque, qui est ensuite amplifiée par
notre mémoire, transformée, sublimée et on peut choisir comme mythe un fait
dépourvu de toute sève. En effet, ce qui avait évidemment fécondé ma mémoire
endormie n'était pas l'histoire en soi, mais le titre
[24].
Pour
clôre cette partie dédiée à l'endroit de l'image, il faut dire tout d'abord que
cette navigation du héros dans l'espace n'est pas du tout ordonnée, Yambo
venant et revenant dans differents endroits, ce qui correspond en quelque sorte
à la confusion de son esprit et au chaotique de sa démarche. Il déambule dans
la maison de son enfance, à la recherche, à tatôns, d'éléments qui lui rendent
sa mémoire et, enragé de l'échec prévisible de cette entreprise, il repart à
zéro, reprenant en bloc la lecture de tous ses livres, dans l'espoir non plus
de ressusciter une mémoire perdue, mais plutôt de reconstruire une mémoire
nouvelle sur les débris de l'ancienne. D'autre part, cette visite de la maison
de Solara a aussi une valeur subjectivement documentaire, pour créer un
syntagme assez paradoxal; elle permet le retracement de l'atmosphère d'une
époque historique à jamais terminée, telle qu'elle avait été saisie, perçue par
un certain individu. Elle illustre donc le processus de subjectivisation d'une
vérité historique, événementielle, l'appropriation/l'assimilation de
l'histoire par un individu et sa survivance/le miroitement de celle-ci dans un
milieu personnel. D'un tout autre point de vue, ce tour de la maison de Solara
ressemble étrangement à une visite dans un musée, le musée de sa propre vie,
terrible par l'impossibilité de transformer le regard éloigné et curieux d'un
étranger dans le regard attendri d'un familier.
Nature de l'image:
cadre, objet, type
Les deux catégories suivantes concernent les images proprement dites
et représentent l'approche concrète et l'approche abstraite de la nature de
l'image. Dans ce sens, il y a aurait un inventaire de l'objet de l'image et un
autre du type d'images qui équivaut à l'abstractisation de la contrepartie
matérielle mentionnée antérieurement.
Pour ce qui est de l'objet de l'image, il y a deux sous-classes qui
s'imposent: celle du support matériel de l'image (à savoir la catégorie d'objet
que l'image est) et celle de l'objet représenté (le référent de l'image). Le
support matériel de l'image est assez varié, comportant des livres (catégorie
qui inclut les revues illustrées, les bandes dessinées, les revues, les journaux,
les manuels scolaires) des jaquettes de disques, des boîtes, un paquet de
cigarettes, des timbres, des photos. En ce qui concerne l'objet représenté, la
diversité est toute aussi grande. L'enchaînement de ceux-ci est chaotique: la
femme, les tortures (qui semblent avoir fasciné le héros), les personnages
romanesques, les soldats (des jeunes fascistes, des militaires, la figure du
dictateur, le Duc, Mussolini).
Dans
une approche plus abstraite cette fois-ci de l'image, je propose une
classification selon le type d'image. Il y aurait donc dans ce roman tout
d'abord deux grandes classes d'images, correpondant aux deux parties
structurelles de cette oeuvre, la première est celle des images réelles, la
deuxième des images fictives. Les images réelles sont présentes dans la partie
qui décrit les fouilles autobiographiques du héros parmi les documents trouvés
à Solara, elles ont donc à la fois une existence matérielle, palpable et un
référent réel, soit historique, soit personnel. C'est à partir du maniement de
ces images réelles que Yambo réussit à reconstituer objectivement sa vie et à
la comprendre, la seule pièce qui lui manque étant la perception subjective de
toutes ces choses composant sa vie. Bref, le processus qui se déroule dans sa
tête est celui d'un déplacement à partir du réel, de l'objectif, vers le
subjectif. Grâce à cela, il découvre par exemple son goût pour la bande
dessinée et son patriotisme juvénil, en dehors de tout vécu personnel. Il les
apprend comme des réalités concernant sa personne toute en restant étrangères à
sa mémoire subjective. L'image d'un objet particulier, il s'agit de la
découverte, dans le bureau de son grand-père, de l'édition originale des
oeuvres de Shakespeare de 1623 a une double valeur, d'un côté, le choc provoqué
par cette trouvaille
[25]
plonge le héros dans un coma profond qui sera, à un moment donné, suivi par sa
mort, et d'un autre côté réveille sa mémoire subjective, une mémoire qui sera
désormais chaotique et spontanée, obéissant aux pensées désordonnées d'un
malade. Lors de ce coma, les illustrations présentent des images fictives, qui
n'ont plus un support matériel, palpable, ce sont des images produites par un
cerveau en coma et qui n'ont de référent réel. Maintenant, il n'est plus
question de découverte d'images réelles, mais de production d'images, ce qui
signifie qu'il y a un processus inverse: la perception subjective existe, mais
le support matériel s'absente. Ces images représentent un défilé de personnages
imaginaires, de héros de bandes dessinées ou de film, sur lesquels plane
bizarrement la figure du dictateur Ming. L'enchaînement de ces images obéit
parfaitement à la logique du rêve, qui se sert des catégories du réel ou
dérivés du réel, afin de mettre en scène l'irréel. Il y a une logique du rêve
dans le sens que celui-ci peut souvent suivre un fil conducteur, avoir une
action claire et c'est le cas de Yambo, dont la fabulation imagée pendant son
coma a comme sujet la vue du visage féminin qui l'a hanté toute sa vie. Ce
visage aperçu dans une revue française de son enfance, développé par son
imagination à partir d'une histoire illustrée intitulée La mystérieuse
flamme de la reine Loana, matérialisé à un moment donné dans la personne
d'une collègue de lycée appelée Lila, morte à dix-huit ans a été ensuite recherché
dans toutes les femmes aimées, culminant avec son épouse Paola et sa secrétaire
à son cabinet d'antiquaire, Sybilla. Toute la vie de Yambo a été un effort de
rechercher cet éternel féminin et sa démarche au début inconsciente et peu à
peu comprise, après être devenu amnésique, a été de récupérer l'image, l'image
proprement dite de cette première et seule femme aimée, à travers une série
d'avatars, pour ainsi dire, Lila. Les images de son coma mettent donc en scène
une action hallucinée, dont la fin présente l'apparition de Lila, telle qu'elle
avait été aperçue pour la première fois par Yambo, sur les marches du lycée.
Malheureusement, la mort de Yambo précède cette apparition et l'image de cette
femme reste, douloureusement, à jamais inconnue.
Un
deuxième type d'images comprend les images de l'univers romanesque. En effet,
le roman d'Umberto Eco est un roman dominé par l'univers romanesque, il est
peuplé par la présence de livres ayant participé à la formation intellectuelle
du héros. Sur ce point il faut remarquer que la plupart des illustrations sont
soit des couvertures de livres, soit des fragments proprement dits, donc des
reproductions tirés des histoires illustrées ou des bandes dessinées. L'enfance
de Yambo est marquée par la lecture surtout de livres illustrés, sa mémoire
était donc surtout visuelle.
Les
images de la réalité historique forment le type suivant d'images, profondément
idéologisées, qui composent ce roman illustré. A côté de l'amour de la lecture,
qui avait dominé Yambo le long de toute sa vie et qui s'est concrétisé par le
métier choisi, celui de bouquiniste, il découvre un autre trait de sa
personnalité, l'amour de son pays, qui trouve son expression dans le
patriotisme déclamatif (dans l'esprit duquel les jeunes fascistes étaient
éduqués à l'époque) et dans son implication dans certaines actions fascistes.
Cette catégorie d'images historiques comprend des fragments de journaux
[26]
, des images de chansons
patriotiques
[27]
, l'extrait d'un manifeste SS
[28]
. Il faut préciser que cette série d'images thématiques, qui concernent surtout
l'époque du fascisme italien et la Seconde Guerre mondiale est dominée par
trois figures importantes: la figure du dictateur (qui apparaît soit sous la
forme du Duc, soit sous la forme de Mussolini), la figure du Jeune fasciste
[29]
et la figure du soldat. Tout
comme le goût de la lecture, son patriotisme, Yambo l'a hérité de son
grand-père, auquel il doit aussi la collection et la conservation des documents
historiques de l'époque.
Un
dernier type d'images concerne les images personnelles, celles qui
appartiennent à la vie privée, à la différence de la catégorie antérieure qui
contenait les images de la vie publique. Il y a deux exemples d'images
personnelles dans ce roman, d'un côté les photos de famille et d'un autre côté
les manuels scolaires d'Yambo. Même si plusieurs photos de famille sont
mentionnées par l'auteur, la première, celle des parents d'Yambo, lui étant
présentée à l'hôpital, tout de suite après son réveil à la suite du premier
accident et qu'il ne reconnaît evidemment pas, il n'y en a qu'une seule qui
soit reproduite comme illustration, il s'agit d'une photo qui présente Yambo
recevant un baisier de sa soeur cadette. Les images tirées des manuels
scolaires du héros sont également des documents liés à la vie privée de
celui-ci. Il y a deux illustrations reproduisant, la première un fragment de
son premier cahier d'école, contenant l'apprentissage des sons
[30]
et la deuxième un extrait d'un
manuel de la quatrième classe de l'école primaire
[31]
. Les deux illustrations
renvoient à la guerre, avec l'image d'un Ballila et ensuite celle de quelques
soldats de l'infanterie.
Entre thérapie et
documentation: la fonction de l'image
Après
avoir fait l'inventaire de l'endroit de la découverte de l'image, du contenu et
du type de celle-ci, il faudrait continuer l'abstractisation par la dernière
classification, qui conduit vers une meilleure compréhension du roman et qui
concerne la fonction de l'image. Il y aurait trois grandes fonctions de l'image
dans ce roman illustré: la fonction psychologico-subjective ( qui concerne le
héros), la fonction documentaire (qui est centrée sur l'époque) et la fonction
narrative (qui vise le texte). La fonction psychologico-subjective est
focalisée sur le héros de ce roman. Elle présente à la fois une valeur
d'investigation psychologique, le but du sondage que le héros fait des images
étant de tirer à la surface des choses enfouies dans son inconscient, mais
aussi une valeur subjective, celle de recréer sa vie proprement dite, de récupérer
sa mémoire subjective.
La fonction documentaire se réfère au cadre historique, réel, que ce
roman reconstitue par l'emploi des illustrations de l'époque. En utilisant le
passé de Yambo comme un miroir de l'époque fasciste, l'auteur combine, de
manière intéressante, les éléments subjectifs avec les éléments objectifs,
aboutissant, de manière paradoxale, à l'esquisse d'une sorte de réalité
subjective (qui est le résultat de l'image de l'époque, telle qu'elle est vue
et assimilée par l'individu, ce regard personnel étant toujours,
inévitablement, assez déformateur).
En dernier lieu, les images ont une évidente fonction narrative.
Elles sont un complément indispensable du texte, qui aide à la visualisation de
celui-ci. L'impact de l'image est toujours plus fort que celui de l'écrit. Il
faut aussi remarquer la présence d'une image effective du héros dans le roman,
il s'agit de la reproduction d'une photo de celui-ci en compagnie de sa soeur.
Ce procédé rappelle celui de la peinture, la technique de la mise en abîme. Si
dans la partie consacrée à l'enquête que le héros mène de/sur sa propre vie
cette fonction est plutôt descriptive, les images ayant le rôle de décrire des
fragments de sa formation, dans la deuxième partie le rôle de celles-ci est
prépondéremment narratif. Les images qui surgissent dans le cerveau de Yambo,
de manière chaotique, se présentent sous la forme d'une histoire. Celles-ci,
bien qu'amalgamées, combinant personnages romanesques, historiques,
imaginaires, se succèdent pour créer un récit, le récit d'une rencontre
essentielle, celle de la femme aimée. La phrase présente le même enchaîmement
que l'image ou, mieux dit, la phrase et l'image se répondent dans cette
deuxième partie du roman. La relation entre texte et image est très forte, car le
texte est une description effective de l'image qui l'accompagne. Les deux
ensemble, le texte et l'image, complotent pour préparer l'apparition de la
bien-aimée, sauf que l'intensité de ce vécu, entraîne la mort de Yambo. Dans
cette deuxième partie, le lecteur bénéficie d'un traitement privilégié: non
seulement il jouit d'une visualisation effective des descriptions contenues par
le texte, mais il a aussi une clé de lecture, un guide de la compréhension des
images. Alors si dans la première partie l'image est un complément du texte, un
ornement de celui-ci, dans cette deuxième partie elle devient indispensable,
elle est liée, profondément, structurellement, au texte.
Avant de clôre cette analyse, il faut dire quelques mots sur
l'interaction entre texte et image, même si beacoup d'idées se sont peut-être
dégagées jusqu'à présent sur ce point. Compte tenu de l'immense quantité
d'illustrations, qui couvrent presque la moitié des pages de ce roman, il est
évident qu'il y a une vraie alternance texte/image dans le cadre de laquelle
l'image ne représente plus un simple ingrédient du texte, un ornement tout
court, mais un vrai outil de lecture et une clé de compréhension de l'ensemble
du roman. Dans ce sens, cette juxtaposition du texte et de l'illustration a deux
rôles: un rôle de complément et un rôle de remplacement. Lorsque le texte et
l'image ont le même sujet, l'image sert de complément au texte; elle ajoute une
valeur visuelle, matérielle, à l'image décrite par le texte; elle représente
l'incarnation, dans un autre type de support, de l'information fournie par le
texte. Il s'agit là de la stratégie de l'ekphrasis, sauf que la
description entreprise par le texte n'est pas, le plus souvent, celle d'un
objet d'art, mais d'un objet particulier, ayant une signifcation à part pour le
héros. Comme je l'ai déjà mentionné, il arrive que le texte qui accompagne et
décrit l'image ne soit pas seulement descriptif, mais aussi, et là réside
l'audace de la démarche d'Eco, narratif. Par exemple, lors du coma de Yambo,
les images se succèdent rapidement et le texte explique et répond à ce
dynamisme des images. Le deuxième rôle de cette interaction entre texte et
image est celui de remplacement. Dans ce cas, le texte ne s'arrête pas pour
décrire l'image qui l'accompagne, mais celle-ci a tout simplement le but de
permettre au lecteur la visualisation effective de l'objet mentionné par le
texte, elle supplée donc au texte, elle le remplace. C'est dans ce cas que
l'image a presqu'une valeur narrative autonome, elle n'a plus besoin de l'écrit
pour participer à la narration, mais elle le fait par sa propre nature.
Après avoir fait, sans prétendre à l'exhaustivité, le tour de cette
problématique du texte et de l'image, mais surtout de l'image puisque c'est
elle qui représente une pratique inédite, quelques conclusions s'imposent. Tout
d'abord, cette juxtaposition du texte et de l'image, n'est pas nouvelle en soi;
les manuscrits médiévaux la pratiquaient aussi, par l'empoi des enluminures.
D'autre part, la littérature illustrée, destinée aux enfants et aux jeunes,
s'en sert également; d'ailleurs, le titre même de ce roman est inspiré d'une
telle histoire illustrée, d'où est puisé aussi le surnom du héros
[32]
. Ces deux indices mènent bel
et bien le lecteur sur une fausse piste, celui-ci pourrait croire à un emploi
“classique” de l'image, à côté du texte, dont le rôle serait d'inviter à une
meilleure visualisation du texte, à un ornement de celui-ci. Pourtant, si
l'existence de cette juxtaposition n'est pas nouvelle en littérature, la manière
dont elle est réalisée et sa valeur sont différentes. Je vais essayer
d'expliquer cette nouveauté en me plaçant, tour à tour, sur deux positions
complémentaires, en l'occurrence à l'interieur et à l'extérieur du roman. Dans
un premier temps, il faut souligner cette originalité en l'analysant à
l'intérieur du cadre romanesque proprement dit. C'est ainsi que dans l'ensemble
du roman, loin d'être de simples accessoires pour des lecteurs qui ont du mal à abstractiser (comme
dans le cas des récits illustrés pour les enfants), destinées à divertir, les
illustrations ont une valeur thérapeutique (elles aident le héros à récupérer
sa mémoire perdue), mais aussi une valeur documentaire (elles retracent le
cadre historique, idéologique et éducationnel du fascisme italien). Eco
réussit, de manière admirable, à transformer un procédé facile, souvent
comique, dans une technique sérieuse, servant à l'autoinvestigation
psychologique et identitaire. Ce lien que l'illustration entretient malgré tout
avec la littérature juvénile sert d'un côté à l'assouplissement des
démarcations, parfois trop rigides, entre le sérieux et le comique, entre
enfance et âge adulte, et jette un regard ironique sur la trop grande
importance que l'homme se donne. Accompagnant son histoire d'images, étant
surnommé comme un personnage de bande dessinée, ayant connu la mystérieuse
flamme de l'amour, sont tout autant d'ironies dont l'auteur parsème le
tragique de son récit et l'absurde de sa condition, celle de mourir sans avoir
redécouvert qui il avait eté et qu'elle était l'image de la belle qui avait
dominée toute sa vie.
Il ne faut pas oublier de souligner la connexion très importante
entre image et mémoire. Si à la sortie de son premier coma, Yamo est dépossédé
de la mémoire affective, liée donc à sa vie intime, émotionnelle, il continue,
en échange, à maîtriser une redoutable mémoire de papier
[33]
(c'est d'ailleurs le titre de
la deuxième partie du roman). Son esprit abonde en citations, fragments
d'auteurs célèbres, fournis à tout moment comme une sorte de riposte, à l'abri
d'un univers de fiction familier, face à la réalité inconnue. Ce refuge dans
le monde imaginaire des lettres s'appuie, de point de vue des théories du
roman sur la technique de l'intertextualité qui est l'équivalent, au niveau du
texte, de la valeur des images pour l'ensemble du roman, à savoir celle de
proposer une navigation, comme outil postmoderne, à travers les trésors de la
littérature et un maniement, à volonté, de la matière littéraire du monde. Il
faut également expliquer que, si Yambo démarre ses enquêtes autobiographiques,
en possédant une mémoire de papier, ce qu'il cherche à réacquérir c'est
sa mémoire visuelle. Une première condition du réveil des souvenirs personnels
est la visualisation des objets, des personnes, des choses qui ont transformé
l'objectif en subjectif, qui ont particularisé et chargé de signification pour
un individu un certain objet plutôt qu'un autre. Bref, l'emploi de
l'illustration dans ce roman pose un problème de catégories mentales et psychologiques,
telle que la mémoire, le type de mémoire, la constitution des souvenirs, la
collection d'images par le cerveau et leur transformation en souvenirs,
l'arbitraire de leur conservation, de leur élimination, de leur
réactualisation, etc.
Ainsi, à l'aide des images, un texte qui autrement serait trop
introspectif et égocentré devient transparent, devient accessible et même
fascinant pour le lecteur. Si dans la première partie, l'emploi des images
rappelle la reproduction photographique (qui, en dépit de son objectivité
technique, est quand-même influencée par l'oeil, la vision personnelle du
photographe), le texte qui s'ajoute à l'image, qui l'accompagne, la
subjectivise, la particularise et il en résulte un mélange du couple
image/texte qui n'est pas loin du pictorialisme.
Dans la deuxième partie, celle des images qui surgissent penant le
coma du héros, la succession fanatique de celles-ci renvoie aisément à la
techique cinématographique. Le lecteur a l'impression de suivre, les yeux
ouverts, les scènes d'un film d'action et non pas les rêves enchevêtrés d'un
homme dans le coma. Le texte se rapproche non seulement de la photographie, ce
qui est surtout valable pour la valeur descriptive du texte et de l'image mais
aussi de l'art cinématographique. Bref, pour sortir du cadre de ce roman, il y
a une hybridisation des genres, une élimination des barrières formelles,
matérielles et théoriques qui séparent les genres artistiques. Photographie,
film, psychologie, littérature, histoire, voilà l'énumération des branches qui
se fondent dans ce roman, résultat d'une écriture imagée, ekphrastique,
à la fois reélle et fantastique, dont la nature complexe et mystérieuse
constituera un point d'attraction à la fois pour le lecteur ingénu, que pour le
lecteur avisé.
Une fois placé à l'extérieur du roman, la
richesse des questions que celui-ci soulève est accablante. Tout d'abord cette
technique, inspirée de la littérature de jeunesse, des romans d'aventures
illustrés, sert à consacrer un roman sérieux, profond, qui pose des problèmes
lourds liés a la condition de l'homme moderne: ambiguité de son statut,
confusion identitaire, impossibilité de l'autoconnaissance, palliers parallèles
dans la communication avec les autres, le rapport vague et anxieux avec autrui,
absurdité de l'histoire et même de sa propre vie, chaos de la vie moderne, de
la place de l'homme dans la société. Deuxièmement, l'emploi de l'illustration,
l'intertextualité, sont autant de techniques dont le roman postmoderne ou
post-postmoderne (si jamais cela existe!) se sert dans sa recherche d'un statut
propre, d'une consécration nouvelle, d'une redéfinition de sa place. La
présence de ces deux éléments réaffirme l'intérêt que le postmodernisme accorde
à la revalorisation et au recyclage
[34]
des techniques, des formes ou des genres anciens ou traditionnels. D'autres
indices de la nature postmoderne du roman d'Eco sont l'effacement de la
distinction entre le comique et le sérieux, autrement dit, entre la culture
populaire (prolifique en bandes dessinées, romans d'aventures, récits
illustrés) et la culture élitaire (représentée par la construction
architectonique du roman, dans un style presque proustien, introspectif,
analytique), le rôle de l'ironie, présente partout et particulièrement liée
l'essence de ce roman.
Un autre élément postmoderne à souligner est l'hybridisation des
genres, qui est un signal non seulement de la démocratisation des arts, pour
ainsi dire, mais d'une primauté de la création personnelle, de la vision
individuelle de l'art, par rapport aux théories et aux règles fixes. Une
rédéfinition, une révision de ce que c'est que la littérature, qui n'est plus
cette masse d'oeuvres ayant des formes et des traits communs, mais un ensemble,
hétérogène d'îlots, d'éléments autonomes qui parfois se ressemblent, d'autres
fois non, étant tous semblables à des atomes qui voltigent, chaotiquement,
autour d'un noyau faible mais le seul porteur de vie, à savoir, l'être humain, la
plus frêle créature du monde.
[1]
P. KLEE, Théorie de l'art moderne , Gonthier-Médiations, 1964, p. 58.
[2]
La parution en Italie date de 2004 et la traduction roumaine suivie de sa
parution en Roumanie date de la même année.
[3]
Umberto ECO, La mystérieuse flamme de la reine Loana (La misteriosa fiamma
della regina Loana), Traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano, Grasset,
2005, 492 pages.
[4]
Umerto Eco semble vouloir subminer le sérieux de son propre projet puisque le
syntagme „roman illustré” désigne en général les productions romanesques
destinés aux enfants, du genre bandes dessinées, histoires illustrées, etc. Il
ne s'applique pas à la littérature adulte, mais par cet emploi espiègle, pour
ainsi dire, Eco renvoie le lecteur à l'univers romanesque de son enfance, il le
met, mystérieusement, sur la piste, policière presque, d'une quête et ensuite
d'une redécouverte, à l'aide des images, de sa biographie.
[5]
Cet intérêt de plus en plus vif et multidirectionnel atteint son apogée par le
projet des éditions Vuibert, chez lesquelles un Dictionnaire de l'image est à
paraître en février 2006, un tel type de dictionnaire n'existant pas jusqu'à
présent.
[6]
Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Gallimard, 1998, Livre X, p.
256.
[7]
Dictionnaire de l'Académie française,
version informatisée, http://atilf.atilf.fr/academie9.htm.
[8]
Ibid.
[9]
ROQUEFORT-FLAMERICOURT, Jean-Baptiste-BONAVENTURE de,
Dictionnaire étymologique de la langue françoise, où les mots sont classés
par familles, Paris, Decourchant, 1829, tome I., p. 436.
[10]
L'étude de l'image s'inscrit dans la sphère plus large des théories de la
représentation.
[11]
J.-J. WUNENBURGER, Filosofia imaginilor, Iasi, Polirom, 2004, p. 130.
[12]
DESCARTES
[13]
BIBLE, Genèse, I, 27.
[14]
Les Quatre Evangiles, édition d'Olivier Clément, Paris, Gallimard, 1998,
p. 281-282.
[15]
Il faut évoquer, bien sûr, la théorie de Saussure concernant les signes
linguistiques.
[16]
G. MOLINIE, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1992, p. 121.
[17]
Umberto ECO, Misterioasa flacara a reginei Loana, Iasi, Polirom, 2004,
p. 92.
[18]
Ibid., p. 93.
[19]
Ibid., p.99.
[20]
Ibid., p. 94.
[21]
Ibid., p. 101.
[22]
Ibid., p. 104-105.
[23]
Ibid., p. 229.
[24]
Ibid., p. 256.
[25]
Ibid., p. 300.
[26]
Ibid., p. 270.
[27]
Ibid., p. 200.
[28]
Ibid., p. 363.
[29]
A l'époque, les jeunes fascistes s'appelaient Ballila,
celui-ci étant le nom d'une organisation paramilitaire fasciste qui réunissait
des enfants entre 8 et 14 ans.
[30]
Umberto ECO, op. cit., Iasi, Polirom, 2004, p. 181.
[31]
Ibid.,
p. 187.
[32]
Il s'agit des célèbres romans d'aventures illustrés de Salgari.
[33]
Umberto ECO, op. cit., Iasi, Polirom, 2004, p. 79.
[34]
Terme emprunté à http://fr.wikipedia.org/wiki/Postmodernisme.
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