Avant-propos
La décision d'écrire une thèse sur le topos médiéval du coeur mangé est née moins d'un besoin de dépaysement, qui s'avère de plus en plus accusé pour nous, gens du XXIe siècle, que d'une forte volonté de comprendre et d'expliciter le contenu profond de cette figure de l'imaginaire.
Une pareille tâche ne va pourtant pas de soi, parce que les récits du Moyen Âge centrés autour de l'ingestion involontaire d'un coeur humain, celui de l'amant, par une femme adultère relèvent d'un espace-temps qui n'est pas nôtre, d'une altérité qui nous échappe à plus d'un égard. En tant que tels, ils se refusent à toute approche visant à lui appliquer des notions et des concepts modernes.
Par ailleurs, leur contenu soulève bien des questions, car l'image qu'on a du Moyen Âge est carrément inséparable de la religion, de la foi.
Alors, comment l'histoire de ce terrible châtiment pourrait-elle s'accorder avec une époque où les représentations collectives chrétiennes sont dominantes? Quel message est-elle censée transmettre pour la société aristocratique empreinte de courtoisie, à laquelle sont principalement destinés ces récits ou, de toute façon, la version la plus ample de l'histoire – le roman de Jakemes[1] (fin du XIIIe siècle)?
Et même si l'on prend en considération seuls les récits brefs du XIIIe siècle (le Lai d'Ignaure[2], les vidas et les razos[3], la nouvelle italienne LXII de Il Novellino[4] - Qui conta una novella di messere Ruberto), qui se prêtaient sans aucun doute à la diffusion orale, à la récitation, que le peuple des cours seigneuriales et des foires pouvait donc connaître, les événements narrés, à commencer par le crime commis par jalousie jusqu'à la vengeance sous les traits d'un plat préparé du coeur du rival et au suicide de la dame, ne contreviennent-ils pas au code chrétien et, à la fois, au code courtois?
Peut-on supposer au-delà du topos du coeur mangé une symbolique sexuelle transgressant l'ordre établi? Quels seraient dans ces conditions les arguments qui permettraient de l'étayer? Les connotations d'ordre médical qu'on attribuait au coeur ou plutôt les valeurs dont l'investissait la réflexion théologique à l'époque? Quels rapports entretient la littérature profane du Moyen Âge avec ces types de textes? En récupère-t-elle certaines connotations au détriment d'autres, qui orientent notre interprétation? Autrement dit, peut-on démontrer une symbolique sexuelle du coeur mangé en faisant appel à ces valeurs? Doit-on, par contre, se tourner vers la réflexion théologique en matière de morale et vers les pratiques alimentaires médiévales? En allant plus loin, l'issue que trouve la femme châtiée à la crise du mariage, à savoir le suicide, a-t-elle affaire à l'émergence de l'individu dans une société que l'exégèse conçoit avant tout comme une société holiste où le « je » n'existe que par rapport aux groupes qui le surplombent?
Voici autant de questions auxquelles cette thèse se propose de répondre, malgré la conscience de la relativité à laquelle ne saurait échapper aucune lecture entreprise de nos jours.
Paul Zumthor décrit la tâche du médiéviste comme une opération délicate, parsemée à chaque pas d'obstacles, bref difficile, sinon impossible:
« Quoi qu'on fasse, on ne possédera jamais rien. Ça, on le sait. Reste la liberté dérisoire de tracer des signes sur le papier, si peu de chose, le dessin de ramilles nues à la branche de l'érable sous ma fenêtre, qui feignent d'avoir capturé dans leur filet le ciel entier de l'hiver – et, qui sait? l'ont peut-être vraiment pris. » [5]
Pourtant, de la pluralité des sens que comporte tout texte médiéval, nous espérons saisir les plus significatifs et, à la fois, les rendre transparents, les expliciter par la mise en relation biunivoque des faits narrés avec leur contexte socio-historique, sans les réduire au statut de simple reflet de la société et sans leur imposer notre propre culture.
[1] Jakemes, Le Roman du Castelain de Couci et de la Dame de Fayel, édition établie à l'aide des notes de John E. Matzke par Maurice Delbouille, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1936. Vu que c'est le texte le plus long du corpus, toutes les citations seront prises dans cette édition. En outre, une pareille solution nous a semblé convenable pour alléger l'appareil critique.
[2] Renaut [de Beaujeu], Le Lai d'Ignaure ou Lai du Prisonnier, édité par Rita Lejeune, Bruxelles-Liège, H. Vaillant-Carmanne, Imprimeur de l'Académie, 1938.
[3] Apud Jean Boutière et A. H. Schutz, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIIIe et XIVe siècles, 2e édition refondue, augmentée d'un appendice, d'un lexique, d'un glossaire et d'un index des termes concernant le « trobar » par Jean Boutière avec la collabotation de Irénée Marcel Cluzel, traductions françaises des textes provençaux par I.-M. Cluzel avec la collaboration de M. Woronoff, Paris, A.-G. Nizet, 1973.
[4] Il Novellino, a cura di Alberto Conte, prezentatione di Cesare Segré, Roma, Salerno Editrice, 2001.
[5] Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Minuit, 1980, p. 103.
|